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Copyright Board
Canada

Canada Coat of Arms/Armoiries du Canada

Commission du droit d’auteur
Canada

 

Date

2007-07-19

Référence

Dossier : Copie privée 2008-2009

Régime

Copie pour usage privé

Loi sur le droit d’auteur, paragraphe 83(8)

Commissaires

M. le juge William J. Vancise

Me Francine Bertrand-Venne

Me Sylvie Charron

Projets de tarif examinés

REQUÊTES PRÉLIMINAIRES

Projet de tarif des redevances à percevoir par la SCPCP en 2008 et 2009 sur la vente de supports audio vierges, au Canada, pour la copie à usage privé d’enregistrements sonores ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres musicales qui les constituent

Motifs de la décision

I. INTRODUCTION

[1] Le 31 janvier 2007, la Société canadienne de perception de la copie privée (SCPCP) déposait un projet de tarif des redevances qu’elle entend percevoir en 2008 et 2009 pour la copie pour usage privé d’enregistrements sonores ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres musicales qui les constituent (« copie privée »). Le projet a été publié dans la Gazette du Canada le 10 février 2007. La Canadian Storage Media Alliance (CSMA) et le Conseil canadien du commerce de détail (CCCD), entre autres, se sont opposés au projet.

[2] La SCPCP demande d’assujettir à une redevance, entre autres choses, les produits qui peuvent enregistrer, stocker et jouer un enregistrement sonore sans l’aide d’un support d’enregistrement externe (« enregistreurs audionumériques »). La CSMA et le CCCD ont présenté, en vertu du paragraphe 66.7(1) de la Loi sur le droit d’auteur (la « Loi »), des requêtes visant à obtenir une ordonnance pour empêcher la Commission d’examiner ou d’approuver les parties du projet de tarif visant les enregistreurs audionumériques. Ils soutiennent que, dans l’arrêt Société canadienne de perception de la copie privée c. Canadian Storage Media Alliance [1] , la Cour d’appel fédérale a déjà décidé que les enregistreurs audionumériques ne sont pas visés par la définition de « support audio » prévue par la Loi. Ils font valoir que la Commission n’est pas compétente pour examiner ou homologuer un tarif sur de tels appareils. À titre subsidiaire, ils prétendent que la SCPCP devrait être empêchée de demander une telle redevance pour cause de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de préclusion fondée sur la cause d’action ou d’abus de procédure.

[3] Après avoir reçu les requêtes de la CSMA et du CCCD, la Commission a rendu, le 30 avril 2007, une ordonnance demandant aux parties de répondre aux questions suivantes :

[TRADUCTION]

  1. Est-il établi en droit qu’un enregistreur audionumérique n’est pas un « support » au sens de la définition de « support audio » prévue à l’article 79 de la Loi sur le droit d’auteur?

  2. La préclusion, découlant d’une question déjà tranchée ou fondée sur la cause d’action, empêche-t-elle la SCPCP de faire valoir qu’un enregistreur audionumérique est un support?

  3. Si l’on répond aux questions 1 et 2 par la négative, un enregistreur audionumérique est-il un « support audio [...] utilisé [...] pour reproduire des enregistrements sonores »? Autrement dit, si un enregistreur audionumérique est habituellement utilisé par les consommateurs pour reproduire des enregistrements sonores, s’agit-il d’un « support audio » au sens de l’article 79 de la Loi sur le droit d’auteur?

II. APERÇU HISTORIQUE

[4] Avant d’aborder les questions énoncées ci-haut, il est utile d’établir la chronologie des décisions traitant de la copie privée. La partie VIII de la Loi, à savoir le régime de copie privée, est entrée en vigueur en 1998. La première décision traitait d’un projet de tarif visant à percevoir des redevances sur des produits tels que les cassettes audio analogiques, les bandes audionumériques, les minidisques (MiniDisc), les disques compacts enregistrables (CD-R), les disques compacts réinscriptibles (CD-RW), les disques compacts audio enregistrables (CD-R Audio) et les disques compacts audio réinscriptibles (CD-RW Audio). [2] Tous ces produits servent à l’enregistrement et sont lus au moyen d’un appareil distinct qui n’est pas assujetti à une redevance. Dans Copie privée III, [3] la Commission a revu en détail la chronologie de ses décisions antérieures. La progression des tarifs homologués par la Commission démontre l’évolution graduelle des objets auxquels les tarifs s’appliquaient. En 2003-2004, la SCPCP a demandé, entre autres choses, que la portée du tarif soit élargie de manière à ce que des redevances soient perçues sur les produits suivants :

(vi) les cartes mémoires électroniques non amovibles ou les supports non amovibles de stockage à mémoire flash de tout type incorporés à un lecteur MP3 ou à tout dispositif semblable comprenant une mémoire électronique ou une mémoire flash interne destiné principalement à enregistrer et exécuter de la musique;

(vii) les disques durs non amovibles incorporés à un lecteur MP3 ou à tout dispositif semblable comprenant un disque dur interne destiné principalement à enregistrer et exécuter de la musique; […] [4] [notre soulignement]

[5] La Commission a décidé que la mémoire intégrée à un enregistreur audionumérique était un support audio et qu’à ce titre, elle était assujettie à une redevance. Elle a précisé :

En ce qui a trait aux caractéristiques physiques du produit lui-même, la définition de « support audio » aurait difficilement pu être formulée de façon plus large. Plus spécifiquement, la version anglaise fait référence à tout support audio « regardless of its material form ». Pour la Commission, le sens ordinaire de ces mots exclut la possibilité que la redevance ne devrait s’appliquer qu’aux supports « amovibles », et encore moins qu’aux seules cassettes audio.

Cette formulation démontre également qu’il n’importe pas que le support soit fixé ou autrement intégré à un appareil. L’étendue de la définition appuie la conclusion voulant que l’obligation de payer une redevance n’est pas tributaire des seules caractéristiques physiques du support. Un support intégré à un appareil demeure un support. [5] [notre soulignement]

[6] La CSMA a demandé, par voie de contrôle judiciaire, l’annulation de la décision de la Commission au motif que celle-ci [TRADUCTION] « a commis une erreur de droit [...] en décidant que les “enregistreurs audionumériques” ayant une mémoire intégrée inamovible constituent un “support audio” [...] ». [6]

[7] Dans des motifs unanimes, le juge Noël a libellé comme suit la question pertinente découlant de la demande de la CSMA :

[133] […] celle de savoir si une mémoire intégrée en permanence ou une mémoire inamovible, incorporée dans un enregistreur audionumérique (lecteur MP3), conserve son identité de « support audio » et est assujettie à la redevance prévue à la partie VIII.

[...]

[142] Les quatre membres de la CSMA qui agissent à titre de demanderesses dans la présente instance en contrôle judiciaire soutiennent que la Commission a commis une erreur de droit en assimilant à un support la mémoire intégrée en permanence à un enregistreur audionumérique (lecteur MP3) et la considérant par conséquent assujettie à la redevance prévue à la partie VIII.

[143] Les demanderesses expliquent que la mémoire intégrée à un enregistreur audionumérique en fait partie intégrante, ne peut plus en être dissociée et perd donc son identité distincte. On ne saurait donc prétendre que le fabricant ou l’importateur qui vend un enregistreur audionumérique vend aussi la mémoire intégrée qu’il contient. [7]

[8] Il a ensuite conclu que la mémoire intégrée n’est pas un « support » :

[148] […] je ne crois pas qu’il était loisible à la Commission de fixer une redevance sur les mémoires intégrées à des enregistreurs audionumériques. À mon humble avis, la partie VIII de la Loi et la définition de l’expression « support audio » ne donnaient pas ce pouvoir à la Commission.

[149] La Commission a établi la redevance en partant du principe qu’elle pouvait effectivement regarder l’intérieur de l’appareil et aller jusqu’à la mémoire intégrée en permanence qui s’y trouve. La Commission a signalé à deux reprises que la redevance réclamée par la SCPCP et approuvée par elle visait « la mémoire intégrée à certains appareils » et non « des appareils » (Copie privée III, aux paragraphes 126 et 194).

[150] Le tarif que la Commission a homologué illustre bien la difficulté conceptuelle inhérente que comporte l’exercice auquel la Commission s’est livrée en homologuant une redevance portant sur la mémoire intégrée à un appareil mais non une redevance sur l’appareil lui-même (Copie privée III, au paragraphe 225) :

En ce qui a trait à la mémoire non amovible intégrée en permanence à un enregistreur audionumérique, la Commission adopte des taux de 2 $ par enregistreur pouvant enregistrer au plus 1 Go de données, 15 $ par enregistreur pouvant enregistrer plus d’un Go et au plus 10 Go de données, et 25 $ par enregistreur pouvant enregistrer plus de 10 Go de données. [Non souligné dans l’original.]

[151] Bien qu’elle ait prétendu établir une redevance sur la mémoire intégrée, la Commission a reconnu que, prise isolément, cette mémoire ne pouvait donner lieu à une redevance. Il lui fallait donc examiner l’appareil auquel la mémoire était intégrée (Copie privée III, au paragraphe 153)

Du point de vue technique, les disques durs d’ordinateurs personnels ressemblent en tous points à ceux dont sont munis certains enregistreurs audionumériques. On pourrait juger inapproprié de faire des généralisations au sujet des fins auxquelles sert la mémoire intégrée. Toutefois, selon la Commission, le trait distinctif des supports intégrés en permanence à un appareil est qu’il deviant possible de les catégoriser et d’établir l’utilisation que l’on en fait en tant que « types » particuliers de « support audio », en fonction de caractères intrinsèques des appareils dans lesquels le support a été incorporé. [Non souligné dans l’original.]

Ainsi, selon la Commission, la mémoire intégrée en permanence à un lecteur MP3 répond à la définition de « support audio » alors que la même mémoire intégrée à d’autres appareils n’y répond pas (Copie privée III, au paragraphe 155).

[152] Il ressort du raisonnement de la Commission et du tarif qu’elle a homologué que c’est l’appareil et non la mémoire qui y est intégrée qui est l’élément qui doit servir à définir la redevance. La Commission ne peut établir une redevance et déterminer les taux applicables en fonction de l’appareil tout en affirmant que la redevance s’applique à autre chose.

[153] [...] aussi souhaitable qu’il puisse être de faire relever ces appareils de la partie VIII, la Loi ne confère pas ce pouvoir.

[154] La Commission a estimé que la définition de l’expression « support audio » lui conférait ce pouvoir. Elle s’est attardée à l’expression anglaise « regardless of its material form » pour déclarer que le législateur voulait que la redevance soit imposée sur le support et ce, peu importe que celui-ci soit intégré ou non à un appareil. Pour reprendre les mots de la Commission : « Un support intégré à un appareil demeure un support » (Copie privée III, au paragraphe 131).

[155] L’analyse de la Commission comporte plusieurs failles. En premier lieu, pour reprendre le raisonnement même de la Commission, une mémoire n’est pas un « support audio » tant et aussi longtemps qu’elle n’est pas intégrée à l’appareil approprié (Copie privée III, aux paragraphes 152 et 161). Il est donc difficile de comprendre comment on peut prétendre qu’une telle mémoire demeure un support une fois qu’elle est intégrée à un appareil.

[156] En second lieu, l’intégration de la mémoire à un appareil, n’affecte en rien la forme de la mémoire. Il est par conséquent difficile de comprendre comment la Commission peut se fonder sur l’expression anglaise « regardless of its material form » pour justifier sa conclusion. Qui plus est, pour se fonder sur cette expression, la Commission devait d’abord identifier un « support ». Or, suivant ses propres motifs, une mémoire n’est pas un « support audio » tant qu’elle n’est pas intégrée à un enregistreur audionumérique.

[157] Force m’est de constater que l’expression sur laquelle la Commission s’est fondée pour « examiner l’intérieur » d’un enregistreur audionumérique pour atteindre la mémoire qui y était intégrée en permanence ne justifie pas sa conclusion eu égard à ses propres conclusions.

[...]

[160] [...] La Commission a commis une erreur lorsqu’elle a déclaré qu’il lui était loisible d’homologuer une redevance sur la mémoire intégrée à un enregistreur audionumérique.

[161] Le paragraphe 82(1) de la Loi impose une redevance aux fabricants et aux importateurs de supports vierges. Aux termes de l’alinéa a) de ce paragraphe, l’obligation de payer la redevance naît uniquement en cas de « vente ou [de] toute autre forme d’aliénation [de supports audio vierge] ».

[162] La Commission devait donc examiner ce que les importateurs vendaient ou aliénaient (il est acquis aux débats qu’il n’y a pas de fabricants d’enregistreurs audionumériques au Canada) et décider si l’objet de la vente ou de l’aliénation en question répondait à la définition.

[163] La Commission ne s’est pas posé cette question. [...] [8]

[9] La Cour a ordonné l’annulation de [TRADUCTION] « la décision de la Commission homologuant une redevance sur la mémoire inamovible intégrée en permanence à un enregistreur audionumérique [...] ».

[10] Le juge Noël a ensuite ajouté qu’un enregistreur audionumérique n’est pas un « support » :

[158] La Commission reconnaît que, lorsqu’il a édicté la partie VIII, le législateur fédéral ne pouvait prévoir les progrès technologiques récents (Copie privée III, au paragraphe 133). L’historique législatif du projet de loi C-32, qui modifiait la Loi en y insérant la partie VIII, montre que le législateur était d’avis que les bandes sonores vierges étaient la cause du préjudice que subissaient les titulaires de droits et qu’il avait été mis au courant des propositions faites dans d’autres pays (dont les États-Unis) pour étendre la redevance au matériel utilisé pour impressionner et faire jouer les bandes audio vierges en question. Le législateur fédéral a toutefois choisi de limiter la redevance aux supports vierges [...]

[159] Il en ressort que la définition que le législateur donne du « support audio » a comme effet d’établir une distinction d’avec l’enregistreur et les autres appareils semblables qui existaient à l’époque et dont la fonction est d’enregistrer et de faire jouer des bandes audio vierges. Personne n’a jamais prétendu que les enregistreurs à bande magnétique répondent à cette définition.

[160] Un enregistreur audionumérique n’est pas un support. La SCPCP l’a bien reconnu lorsqu’elle a demandé que la redevance s’applique à la mémoire qu’on y trouve mais non à l’enregistreur lui-même. [...]

[161] Le paragraphe 82(1) de la Loi impose une redevance aux fabricants et aux importateurs de supports vierges. Aux termes de l’alinéa a) de ce paragraphe, l’obligation de payer la redevance naît uniquement en cas de « vente ou [de] toute autre forme d’aliénation [de supports audio vierge] ».

[162] La Commission devait donc examiner ce que les importateurs vendaient ou aliénaient (il est acquis aux débats qu’il n’y a pas de fabricants d’enregistreurs audionumériques au Canada) et décider si l’objet de la vente ou de l’aliénation en question répondait à la définition.

[163] La Commission ne s’est pas posé cette question. On peut cependant affirmer sans craindre de se tromper que, si elle s’était posé cette question, elle aurait conclu que l’objet de la vente ou de l’aliénation était un enregistreur audionumérique ou un appareil, pour reprendre le terme employé par la Commission, mais pas un support au sens de la loi. À défaut de vente d’un support, il ne peut y avoir d’obligation de payer la redevance.

[164] À mon humble avis, c’est au législateur fédéral qu’il appartient de décider si les enregistreurs audionumériques comme les lecteurs MP3 doivent faire partie de la catégorie d’articles assujettis à une redevance en vertu de la partie VIII. Dans sa rédaction actuelle, la partie VIII n’accorde pas le pouvoir d’homologuer des redevances sur ce type d’appareil ou sur la mémoire qui y est intégrée. [9]

[11] La SCPCP a demandé l’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada au motif que la Cour d’appel fédérale avait commis une erreur en concluant que la mémoire inamovible n’est pas un « support audio » au sens de l’article 79 de la Loi. La demande d’autorisation a été refusée.

[12] Tel que mentionné ci-dessus, le projet de tarif de la SCPCP pour 2008-2009 demande l’établissement d’une redevance sur les enregistreurs audionumériques, entre autres choses, plutôt que sur la mémoire qui y est intégrée.

III. POSITION DES PARTIES

[13] Nous souscrivons à la position de la CSMA selon laquelle le paragraphe 66.7(1) de la Loi [10] confère à la Commission le pouvoir de rendre les ordonnances demandées et de décider immédiatement si le projet de tarif est conforme à la Loi. [11]

[14] La CSMA et le CCCD soutiennent que la Commission n’est pas compétente pour homologuer le tarif demandé en raison de la conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle les « enregistreurs audionumériques » ne sont pas visés par la définition de « support audio », de sorte que la chose est jugée. Ils font également valoir que la SCPCP est précluse de proposer une redevance sur les enregistreurs audionumériques ou que la demande constitue un abus de procédure. Enfin, à supposer que nous concluions que la question de l’enregistreur audionumérique en tant que support n’est pas réglée, ils nous prient de nous en tenir au raisonnement de la Cour d’appel fédérale quoi qu’il en soit.

[15] Pour sa part, la SCPCP affirme que les déclarations traitant de l’enregistreur audionumérique en tant que support dans l’arrêt SCPCP c. CSMA constituent un obiter qui n’est donc pas contraignant. La SCPCP prétend également qu’aucun des principes invoqués pour l’empêcher de demander une redevance sur les enregistreurs audionumériques ne peut ni ne devrait s’appliquer à elle en l’espèce. En dernier lieu, la SCPCP tente de démontrer que la logique et une analyse du régime de copie privée fondée sur l’objet visé mènent forcément à conclure que l’enregistreur audionumérique doit être un support audio pour l’application de la partie VIII de la Loi.

IV. ANALYSE

A. Est-il établi en droit qu’un enregistreur audionumérique n’est pas un « support » au sens de la définition de « support audio » prévue à l’article 79 de la Loi sur le droit d’auteur?

[16] La CSMA et le CCCD soutiennent que, dans l’arrêt SCPCP c. CSMA, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’un enregistreur audionumérique n’est pas un support au sens de l’article 79 de la Loi, de sorte qu’il ne peut être assujetti à une redevance en vertu de la partie VIII de la Loi. Par conséquent, la Commission n’est pas compétente pour examiner une redevance portant sur de tels appareils.

[17] La CSMA et le CCCD font valoir qu’une tentative d’homologuer une redevance sur l’enregistreur audionumérique plutôt que sur la mémoire qui y est intégrée constitue une manœuvre sémantique visant à se soustraire à la décision de la Cour d’appel fédérale. Ils prétendent que la Cour a clairement indiqué que la mémoire dans l’enregistreur audionumérique ne pouvait être assujettie à une redevance précisément parce qu’elle fait partie de l’appareil. Ils se fondent sur la déclaration suivante du juge Noël : « La Commission ne peut établir une redevance et déterminer les taux applicables en fonction de l’appareil tout en affirmant que la redevance s’applique à autre chose. » [12]

[18] La CSMA et le CCCD affirment que la déclaration selon laquelle un enregistreur audionumérique n’est pas un support était essentielle à la conclusion que la Cour a tirée et en constituait une partie fondamentale. Les propositions selon lesquelles a) la mémoire intégrée à un appareil perd son identité, b) l’analyse doit porter essentiellement sur l’appareil et c) un appareil n’est pas un support, sont des parties d’un même tout. Le tarif visait l’appareil. La question était essentiellement celle de savoir si un enregistreur audionumérique peut être assujetti à une redevance. La Commission avait posé la mauvaise question. Il revenait alors à la Cour d’établir ce sur quoi l’examen de la Commission aurait dû porter, de formuler la bonne question et d’y répondre.

[19] La SCPCP n’est pas d’accord. Selon elle, la déclaration selon laquelle un enregistreur audionumérique n’est pas un support est une remarque incidente qui ne fait pas partie de la ratio decidenci de la décision et ne lie pas la Commission.

[20] La question dont nous sommes saisis est donc simplement celle de savoir si la conclusion selon laquelle un enregistreur audionumérique n’est pas un support lie la Commission. Pour savoir ce que la Cour d’appel fédérale a décidé, nous devons examiner les questions en litige précises dont était saisie la Commission et celles que la Cour a dû trancher par la suite. À cette fin, nous devons examiner le projet de tarif, le tarif homologué par la Commission en 2003, ainsi que les motifs justifiant sa décision d’homologuer une redevance sur la mémoire intégrée en permanence aux enregistreurs audionumériques.

[21] Le projet de tarif de la SCPCP pour 2003-2004 visait la perception d’une redevance sur certains nouveaux supports de stockage numériques, notamment les cartes mémoire, les mémoires flash et les micro lecteurs durs « incorporé[s] à un lecteur MP3 ou à un dispositif semblable [...] destiné principalement à enregistrer et exécuter de la musique ». La CSMA et d’autres se sont opposés au projet de redevance portant sur ces objets au motif que la mémoire, une fois incorporée à l’appareil, perd son identité en tant que support d’enregistrement. La CSMA soutenait que la SCPCP cherchait à percevoir une redevance sur un appareil et non sur un support au sens de l’article 79. La SCPCP prétendait que la mémoire inamovible dans un enregistreur audionumérique ne perdait pas son identité, pouvait être considérée séparément pour l’application d’une redevance et pouvait être qualifiée de support audio au sens de l’article 79 parce que l’enregistreur et la mémoire qui se trouvent à l’intérieur de ce dernier sont « habituellement utilisés » pour reproduire des enregistrements sonores.

[22] Le projet de tarif ne visait que la mémoire se trouvant dans un enregistreur audionumérique et non l’enregistreur même, de sorte que la question de savoir si l’enregistreur était ou non un support ou un « support audio » n’avait aucun rapport avec la question que devait trancher la Commission. Si la mémoire perdait son identité une fois incorporée à l’enregistreur audionumérique, la SCPCP avait demandé une redevance sur quelque chose qui n’existait pas aux fins du régime de copie privée et le projet de tarif souffrait d’un défaut fatal, que l’enregistreur même soit un support ou non.

[23] En effet, il n’était pas loisible à la Commission d’examiner ne serait-ce que la possibilité de fixer une redevance sur les enregistreurs audionumériques, tout simplement parce que le projet de tarif de la SCPCP ne les visait pas. La Commission peut faire bien des choses avec un projet de redevances pour la copie privée, mais elle ne peut allonger la liste de supports qu’il vise. Puisque personne n’avait demandé de redevance sur l’enregistreur audionumérique même, la question de savoir si celui-ci peut être assujetti à une redevance n’a jamais été posée.

[24] Selon la Commission, la nature de l’appareil d’enregistrement n’était pas pertinente. La Commission a identifié les questions à trancher comme suit :

En l’espèce, deux éléments de cette disposition [l’article 79] intéressent la Commission. Le premier se rapporte à l’interprétation de l’expression « habituellement utilisé par les consommateurs pour reproduire des enregistrements sonores ». Le deuxième concerne la pertinence des attributs physiques du support (« Tout support audio »), en particulier l’effet éventuel de son intégration à un appareil. [13]

[25] En fin de compte, la Commission a rejeté l’argument des opposants selon lequel la mémoire perd son identité distincte une fois incorporée à un appareil. La Commission a conclu comme suit : « Par conséquent, la mémoire non amovible intégrée en permanence à un tel appareil est visée par la définition de « support audio » prévue par la Loi. » [14]

[26] La CSMA a demandé à la Cour d’appel fédérale d’annuler la décision de la Commission en se fondant sur les arguments qu’elle avait soulevés devant la Commission. Une fois de plus, la CSMA a formulé la question en invoquant la dichotomie appareil/support et en affirmant dans sa demande que la Commission avait décidé [TRADUCTION] « que les “enregistreurs audionumériques” ayant une mémoire intégrée inamovible constituent un “support audio” ». [15] La Commission n’a rendu aucune décision en ce sens. Fait révélateur, la Cour d’appel fédérale a formulé la question à trancher d’une autre façon, en des termes qui reflétaient l’approche de la Commission : « [...] celle de savoir si une mémoire intégrée en permanence ou une mémoire inamovible, incorporée dans un enregistreur audionumérique (lecteur MP3), conserve son identité de “support audio” et est assujettie à la redevance. » [16]

[27] Par conséquent, la question dont était saisie la Cour était celle de savoir si la Commission avait eu raison de décider que la mémoire ne perd pas son identité de « support audio » lorsqu’elle est incorporée à un enregistreur audionumérique. La Cour n’a pas identifié comme question à trancher celle de savoir si un enregistreur audionumérique est un « support » ou non, même si la CSMA soutenait que la question devait être abordée.

[28] Il n’était pas pertinent de décider si un enregistreur audionumérique est un support, parce que cette décision ne permettait nullement de régler la question dont la Cour était saisie. En bref, si la mémoire incorporée à un enregistreur audionumérique conserve son identité de support audio, la Commission avait accordé à juste titre une redevance sur cette mémoire, à condition que celle-ci soit habituellement utilisée par les consommateurs pour reproduire des enregistrements sonores. Si la mémoire ne conserve pas son identité une fois incorporée à un enregistreur, elle n’est alors pas un support, ne peut être un support audio et ne peut pas être assujettie à une redevance, et la Commission avait commis une erreur en homologuant une redevance portant sur la mémoire inamovible.

[29] La conclusion principale de la Cour le confirme : « [...] je ne crois pas qu’il était loisible à la Commission de fixer une redevance sur les mémoires intégrées à des enregistreurs audionumériques. À mon humble avis, la partie VIII de la Loi et la définition de l’expression “support audio” ne donnaient pas ce pouvoir à la Commission. » [17]

[30] La Cour a expliqué sa conclusion comme suit : « [i]l ressort du raisonnement de la Commission et du tarif qu’elle a homologué que c’est l’appareil et non la mémoire qui y est intégrée qui est l’élément qui doit servir à définir la redevance. La Commission ne peut établir une redevance et déterminer les taux applicables en fonction de l’appareil tout en affirmant que la redevance s’applique à autre chose. » [18] La mémoire ne conserve pas son identité de support une fois incorporée à un appareil si elle ne devient pas un support audio avant d’être incorporée à l’appareil. Enfin, la Commission ne pouvait se fonder sur l’expression anglaise « regardless of its material form » pour conclure qu’un support incorporé à un appareil demeure un support puisque la mémoire ne subit aucun changement physique au moment d’être incorporée à un appareil; la Commission devait conclure que la mémoire est un « support audio » avant son incorporation à l’appareil. La Cour a conclu que « l’expression sur laquelle la Commission s’est fondée pour “examiner l’intérieur” d’un enregistreur audionumérique pour atteindre la mémoire qui y était intégrée en permanence ne justifie pas sa conclusion ». [19]

[31] Dans ses observations, la SCPCP affirme que ce raisonnement constitue la ratio decidendi de la décision. La SCPCP énonce sa position comme suit :

[TRADUCTION] […] la Cour a conclu que la mémoire incorporée à un enregistreur audionumérique ne conserve pas son identité de « support audio » et ne peut donc pas être assujettie à une redevance en vertu de la partie VIII. De plus, en concluant au paragraphe 152 que « c’est l’appareil et non la mémoire qui y est intégrée qui est l’élément qui doit servir à définir la redevance », la Cour a décidé que la Commission avait commis une erreur en homologuant la redevance sur la mémoire tel que le proposait la SCPCP. La Cour a renforcé cette conclusion aux paragraphes 161 à 163 de sa décision, lorsqu’elle a conclu que ce sur quoi la Commission avait censément fixé une redevance (la mémoire dans l’appareil) n’était en fait pas l’objet d’une vente en vertu du paragraphe 82(1) de la Loi donnant lieu à l’obligation de payer des redevances. La Cour a souligné que cet objet était un enregistreur audionumérique, sur lequel la Commission n’avait pas fixé de redevance. [20]

L’application du droit aux faits sur lesquels la Cour s’est fondée pour rendre sa décision était complète. Rien de plus n’était nécessaire. Les déclarations portant qu’un « enregistreur audionumérique n’est pas un support » et que « [d]ans sa rédaction actuelle, la partie VIII n’accorde pas le pouvoir d’homologuer des redevances sur ce type d’appareil […] » [21] ne sont pas des éléments nécessaires de la conclusion de la Cour selon laquelle la mémoire non amovible ne conserve pas son identité. Il s’agit de remarques obiter.

[32] Nous souscrivons à la position de la SCPCP. La Cour a conclu que, pour l’application du régime de copie privée, la mémoire intégrée à un enregistreur audionumérique ne peut être traitée séparément de l’enregistreur. Or, la Commission s’est attardée uniquement à la mémoire. En agissant ainsi, la Commission a commis une erreur susceptible de révision. Autrement dit, elle ne s’est pas posé la bonne question. Puisque la Commission n’a pas répondu à la bonne question, il n’y a aucune réponse à examiner pour décider si elle avait tort ou raison.

[33] La CSMA soutient que, pour annuler la redevance, la Cour devait conclure qu’un enregistreur audionumérique n’est pas un support. Nous ne sommes pas d’accord. Si la Cour avait affirmé qu’un enregistreur audionumérique est un support, nous doutons qu’elle aurait a) modifié le tarif pour indiquer clairement que la redevance s’applique à l’enregistreur, b) rejeté la demande et laissé tel quel le libellé du tarif, même si celui-ci fixait censément une redevance sur la mémoire et non sur l’enregistreur, ou c) renvoyé l’affaire à la Commission avec la directive de modifier le tarif de manière à indiquer clairement que le tarif s’applique à l’enregistreur. Nous avons plutôt l’impression que la Cour aurait fait la déclaration, souligné que le projet de tarif de la SCPCP visait le mauvais objet et, pour ce motif, rendu l’ordonnance qu’elle a émise.

[34] La CSMA et le CCCD prétendent que le tarif visait l’appareil, compte tenu du fait qu’il fixe le tarif à un certain montant « par enregistreur ». [22] Cependant, ils omettent de mentionner deux choses. Premièrement, la disposition clé du tarif, à savoir la définition de « support audio vierge », vise expressément la « mémoire non amovible intégrée en permanence à un enregistreur audionumérique, y compris les modèles à semiconducteurs et les disques durs ». [23] La décision fixe une redevance sur la mémoire. Voilà la décision qu’on a demandé à la Cour d’examiner. La Cour l’a souligné à plusieurs reprises. [24] Deuxièmement, la partie VIII de la Loi ne définit pas ni n’emploie le mot « appareil ». En mettant l’accent sur la notion d’appareil, la CSMA a détourné l’attention de la véritable question soulevée par le projet de tarif de la SCPCP, soit celle de savoir si la mémoire inamovible dans l’enregistreur était un support audio au sens de l’article 79 de la Loi.

[35] La question de savoir si un enregistreur audionumérique peut être assujetti à une redevance aurait été pertinente seulement si la SCPCP avait demandé l’établissement d’une redevance sur l’enregistreur. On n’a jamais demandé à la Commission de fixer une redevance sur des ordinateurs, des téléphones, des répondeurs (ou les cassettes qui servent à leur utilisation) ou des stimulateurs cardiaques. Personne n’a estimé nécessaire de se demander si de tels appareils sont des supports audio ou non. Plus important encore, nous doutons que la Commission se charge de déterminer si un enregistreur audionumérique est un support sans tenir compte, dans une certaine mesure, du sens des mots « medium » et « support » figurant ailleurs dans la Loi.

[36] Les déclarations portant qu’un « enregistreur audionumérique n’est pas un support » et que « [d]ans sa rédaction actuelle, la partie VIII n’accorde pas le pouvoir d’homologuer des redevances sur ce type d’appareil […] » ne sont pas des éléments nécessaires de la conclusion de la Cour selon laquelle la mémoire non amovible ne conserve pas son identité. Ces déclarations sont [TRADUCTION] « [u]n commentaire judiciaire fait au moment de rendre une opinion judiciaire, qui n’est toutefois pas nécessaire pour la décision en l’espèce et, par conséquent, qui n’a pas valeur de précédent ». [25]

[37] Nous répondons à la première question par la négative. Nous concluons qu’il n’est pas établi en droit qu’un enregistreur audionumérique n’est pas un support au sens de la définition de « support audio » prévue à l’article 79 de la Loi. [26]

B. La préclusion, découlant d’une question déjà tranchée ou fondée sur la cause d’action, empêche-t-elle la SCPCP de faire valoir qu’un enregistreur audionumérique est un support?

[38] La CSMA et le CCCD font valoir que la SCPCP est irrecevable à proposer une redevance sur les enregistreurs audionumériques, soit pour cause de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, soit pour cause de préclusion fondée sur la cause d’action. Le CCCD prétend également que, si la SCPCP était autorisée à déposer un tarif en l’espèce, il en résulterait un abus de procédure pour remise en cause.

i. Préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[39] La CSMA et le CCCD soutiennent que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique en l’espèce de manière à régler de façon définitive les questions en litige entre les parties. Ils invoquent l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [27] dans lequel la Cour a précisé ce qui suit :

[18] Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. L’appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.

[...]

[21] Initialement, ces règles ont été établies dans le contexte de procédures judiciaires antérieures. Leur champ d’application a depuis été élargi, avec les adaptations nécessaires, aux décisions de nature judiciaire ou quasi judiciaire rendues par les juridictions administratives – fonctionnaires ou tribunaux. Dans ce contexte, l’objectif spécifique poursuivi consiste à assurer l’équilibre entre le respect de l’équité envers les parties et la protection du processus décisionnel administratif, dont l’intégrité serait compromise si on autorisait trop facilement les contestations indirectes ou l’engagement d’une nouvelle instance à l’égard de questions déjà tranchées.

[40] Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême a établi un processus à deux étapes. [28] La première consiste à déterminer si la partie qui demande l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée a réussi à établir l’existence de trois conditions préalables : (1) que la même question ait été décidée dans une procédure antérieure; (2) que la décision judiciaire antérieure soit définitive; (3) que les parties soient les mêmes dans chacune des instances. La deuxième étape comprend l’examen de la question de savoir si des circonstances particulières justifient la non-application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le cas d’espèce.

[41] La doctrine de la chose jugée fait partie du droit général de la préclusion et a deux formes distinctes : la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et la préclusion fondée sur la cause d’action. Dans son ouvrage intitulé The Doctrine of Res Judicata in Canada, [29] Donald J. Lange a résumé ces doctrines comme suit :

[TRADUCTION] Dans leur définition la plus simple, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée signifie que le litigant est irrecevable à agir parce que la question a clairement été tranchée dans l’instance antérieure, tandis que la préclusion fondée sur la cause d’action signifie que le litigant est irrecevable à agir parce que la cause est devenue une chose jugée dans l’instance antérieure.

[42] Dans l’arrêt Angle c. Ministre du Revenu national, [30] la Cour suprême s’est penchée sur le sens de l’expression « même question ». S’exprimant au nom de la majorité, le juge Dickson a précisé ce qui suit :

Il ne suffira pas que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement. Cela ressort clairement des termes employés par le Juge en chef De Grey dans l’arrêt Duchess of Kingston’s, (1776), 20 St. Tr. 355, 538n., cités par Lord Selborne dans Reg. v. Hutchings, (1881), 6 Q.B.D. 300, à la p. 304, et par Lord Radcliffe dans Society of Medical Officers of Health v. Hope, [1960] A.C. 551. La question qui est censée donner lieu à la fin de non-recevoir doit avoir été « fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé » dans l’affaire antérieure : d’après Lord Shaw dans l’arrêt Hoystead v. Commissioner of Taxation, [1926] A.C. 155.

[43] Dans l’arrêt Danyluk, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, a adopté le passage suivant tiré de l’arrêt McIntosh c. Parent [31] :

[TRADUCTION] Lorsqu’une question est soumise à un tribunal, le jugement de la cour devient une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Les droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent comme motifs de recouvrement ou comme réponses à une prétention qu’on met de l’avant, ne peuvent être jugés de nouveau dans une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même si la cause d’action est différente. Le droit, la question ou le fait, une fois qu’on a statué à son égard, doit être considéré entre les parties comme établi de façon concluante aussi longtemps que le jugement demeure. [Le souligné est dans l’original; les italiques sont de nous.]

Le juge Binnie a ajouté ce qui suit :

Le juge Laskin (plus tard Juge en chef) a souscrit à cet énoncé dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Angle, précité, p. 267-268. Cette description des aspects visés par la preclusion (« [l]es droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés ») est plus exigeante que celle utilisée dans certaines décisions plus anciennes à l’égard de la préclusion fondée sur la cause d’action (par exemple [TRADUCTION] « toute question ayant été débattue ou qui aurait pu à bon droit l’être », Farwell, précité, p. 558). S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Angle, précité, p. 255, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a également fait sienne la définition plus exigeante de l’objet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. « Il ne suffira pas », a-t-il dit, « que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement. » La question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été « fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé » dans l’affaire antérieure. En d’autres termes, comme il est expliqué plus loin, la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit (« les questions ») à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure. [32]

[44] Nous avons déjà conclu que la déclaration de la Cour d’appel fédérale portant qu’« un enregistreur audionumérique n’est pas un support » constitue un obiter. L’obiter dictum n’est pas fondamental à la décision à laquelle on est arrivé dans une instance antérieure et ne crée pas de préclusion. La préclusion ne vise que les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit à l’égard desquels on a nécessairement statué dans le cadre des instances antérieures, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il n’a pas été satisfait à la première condition préalable, à savoir que la même question ait été décidée.

ii. Préclusion fondée sur la cause d’action

[45] Au Canada, l’arrêt de principe concernant la préclusion fondée sur la cause d’action est Grandview (Ville de) c. Doering, [33] dans lequel l’extrait suivant, tiré de l’arrêt Henderson v. Henderson, [34] a été adopté :

[TRADUCTION] [...] J’espère exprimer correctement la règle que s’est imposée la présente Cour quand j’affirme que si un point donné devient litigieux et qu’un tribunal compétent le juge, on exige des parties qu’elles soumettent toute leur cause et, sauf dans des circonstances spéciales, on n’autorisera pas ces parties à rouvrir le débat sur un point qui aurait pu être soulevé lors du litige, mais qui ne l’a pas été pour l’unique raison qu’elles ont omis de soumettre une partie de leur cause, par négligence, inadvertance ou même par accident. Le plaidoyer de la chose jugée porte, sauf dans des cas spéciaux, non seulement sur les points sur lesquels les parties ont en fait demandé au tribunal d’exprimer une opinion et de prononcer jugement, mais sur tout point qui faisait objectivement partie du litige et que les parties auraient pu soulever à l’époque, si elles avaient fait preuve de diligence.

[46] Le juge en chef Hewak de la Cour du Banc de la Reine a résumé ces principes comme suit dans l’arrêt Bjarnarson v. Manitoba [35] :

[TRADUCTION]

  1. Un tribunal compétent doit avoir rendu une décision finale dans l’action antérieure;
  2. Les parties au litige subséquent doivent avoir été les parties ou leurs ayants droit à l’action antérieure [réciprocité];
  3. La cause d’action dans l’action antérieure ne doit pas être séparée et distincte;
  4. Le fondement de la cause d’action dans l’action ultérieure a été débattu ou aurait pu l’être dans l’action antérieure si les parties avaient fait preuve de diligence raisonnable.

[47] La jurisprudence ne va pas jusqu’à laisser entendre qu’un litigant ne peut invoquer une cause d’action séparée et distincte dans un litige parce qu’il aurait pu le faire dans un litige antérieur portant sur une question différente. Il existe une différence entre, d’une part, une défense qui est étroitement liée aux questions faisant l’objet du litige antérieur et, d’autre part, une action distincte contre la partie à l’action antérieure qui repose sur une série de faits distincts et qui aurait pu être intentée en tout temps sans que la question soulevée ne soit mentionnée.

[48] À notre avis, la question principale soulevée devant la Cour d’appel fédérale est distincte et séparée de la question soulevée par le dépôt du tarif en l’espèce. La Cour était saisie de la question étroite de savoir si la mémoire intégrée en permanence à un enregistreur audionumérique est un support au sens de la Loi. Dans la mesure où la Cour a abordé la question de savoir si un enregistreur audionumérique est en soi un support, il s’agissait d’une question incidente qui n’était pas fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé et à l’égard de laquelle on n’a pas « nécessairement statué » dans l’instance.

iii. Abus de procedure

[49] La Cour suprême du Canada a examiné la doctrine de l’abus de procédure dans l’arrêt Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 79. [36] La juge Arbour a fait une distinction entre la doctrine de l’abus de procédure et la préclusion dans les termes suivants :

[43] [...] Dans tous ses cas d’application, la doctrine de l’abus de procédure vise essentiellement à préserver l’intégrité de la fonction judiciaire. Qu’elle ait pour effet de priver le ministère public du droit de continuer la poursuite à cause de délais inacceptables (voir Blencoe, précité), ou d’empêcher une partie civile de faire appel aux tribunaux à mauvais escient (voir Hunter, précité, et Demeter, précité), l’accent est mis davantage sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire comme fonction de l’administration de la justice que sur l’intérêt des parties. Dans une affaire comme la présente espèce, c’est cette préoccupation qui commande d’interdire la remise en cause, plus que toute perception d’injustice envers une partie qui serait de nouveau appelée à faire la preuve de ses prétentions, par exemple. Cela compris, il est plus facile d’établir les paramètres de la doctrine et de définir les principes applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[…]

[51] [...] Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité.

[50] L’auteur Lange commente le rapport entre les doctrines de l’abus de procédure pour remise en cause, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de la préclusion fondée sur la cause d’action. [37] Il fait remarquer que le recours à la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause est en grande partie une réponse aux lacunes perçues, sinon réelles, des doctrines complexes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de la préclusion fondée sur la cause d’action. Dans les situations où les règles strictes de la préclusion n’ont pas été respectées ou ne peuvent l’être, l’abus de procédure pour remise en cause peut être établi en vue d’obtenir un redressement. Les tribunaux ont invoqué cette doctrine comme motif concomitant de la préclusion pour créer un filet de protection judiciaire contre toute erreur possible au niveau de l’application des doctrines complexes de la préclusion. L’abus de procédure est rarement invoqué en soi pour empêcher une remise en cause. À notre avis, la doctrine ne s’applique pas en l’espèce.

[51] Pour paraphraser le procureur de la SCPCP, l’identité distincte de la mémoire se trouvant à l’intérieur d’un enregistreur audionumérique était contestée en 2003; elle ne l’est pas maintenant. L’identification de l’élément déterminant d’un enregistreur audionumérique pour l’application du régime était contestée en 2003; elle ne l’est pas maintenant. Cette fois-ci, il s’agit de savoir si un enregistreur audionumérique est un support audio pour l’application du régime de copie privée. Ni la Commission ni la Cour n’avaient formulé la questionde cette manière.

[52] Nous répondons à la deuxième question par la négative. Le premier examen de la question de savoir si un enregistreur audionumérique est un « support audio » ne peut menacer l’intégrité de la procédure devant la Commission ou le caractère définitif de ses décisions, être injuste ou abusif, ou porter atteinte au sens du franc-jeu et de la décence d’une personne.

iv. Remise en cause des questions devant la Commission

[53] La préclusion et l’abus de procédure s’appliquent peu aux instances de la Commission. Les tarifs ne règlent les choses que pour la période pendant laquelle ils s’appliquent. Certaines questions sont régulièrement réexaminées par nous ou remises en cause devant nous. Ni les tentatives répétées de l’Association canadienne des radiodiffuseurs visant à obtenir une licence générale modifiée ni celles de FWS Joint Sports Claimants visant à recevoir une part des redevances en retransmission plus élevée que son écoute étaient illégitimes ou menaçaient le caractère définitif des décisions de la Commission.

[54] Il est même arrivé que le CCCD et la CSMA n’aient pas toujours respecté les normes qu’ils nous demandent maintenant d’imposer à la SCPCP. En 1998, le CCCD a choisi de ne pas déposer d’opposition, se privant ainsi de l’occasion de présenter les arguments complexes fondés sur la Constitution et sur la Charte qu’il a soulevés par la suite dans Copie privée III. Personne n’a proposé que le CCCD s’en tienne au choix stratégique qu’il a fait en 1998 et qu’il lui soit interdit de soulever ces arguments en 2003. Dans Copie privée III, la CSMA a expressément demandé que la Commission modifie son interprétation de l’expression « habituellement utilisé », même si la question avait été tranchée dans Copie privée I.

C. Un enregistreur audionumérique est-il un « support audio [...] utilisé [...] pour reproduire des enregistrements sonores »?

[55] L’article 79 de la Loi définit comme suit un support audio comme : « Tout support audio habituellement utilisé par les consommateurs pour reproduire des enregistrements sonores, à l’exception toutefois de ceux exclus par règlement. »

La question que nous avons posée écarte celle de savoir si les enregistreurs audionumériques sont habituellement utilisés par les consommateurs pour reproduire des enregistrements sonores, laquelle nécessite une preuve importante. Notre analyse porte uniquement sur le reste de la définition.

[56] Toutes les parties conviennent qu’il faut répondre à la troisième question en examinant la définition pertinente prévue dans la Loi. Cependant, elles ne s’entendent pas sur l’approche à adopter. La SCPCP met l’accent sur les mots de la définition même pour déterminer si celle-ci pourrait viser notamment les enregistreurs audionumériques. La CSMA et le CCCD commencent par examiner l’historique législatif du régime de copie privée pour déterminer ce que le législateur avait l’intention d’exclure du régime au moment de son adoption.

[57] La CSMA et le CCCD adoptent l’analyse de la Cour d’appel fédérale sur la question. À leur avis, la question principale était celle de savoir si l’expression, telle que définie, est assez générale pour comprendre des objets qui peuvent enregistrer et faire jouer des enregistrements sonores. Ils soutiennent qu’il existe une dichotomie claire, fondée sur l’historique législatif du régime, entre le support audio, qui peut être assujetti à une redevance, et l’appareil d’enregistrement ou de lecture, qui ne peut l’être. Leur raisonnement est le suivant : le législateur n’avait pas l’intention de percevoir une redevance sur les magnétophones; les magnétophones sont des appareils; les enregistreurs audionumériques sont des appareils; par conséquent, le législateur n’avait pas l’intention de percevoir une redevance sur les enregistreurs audionumériques.

[58] La SCPCP examine d’abord la nature du droit d’auteur et les objets du système de droit d’auteur. Elle soutient que ce régime ne peut fonctionner que lorsqu’il favorise la création d’œuvres tout en assurant une distribution et une utilisation optimales de ces œuvres. En 1997, le législateur a créé le régime de copie privée en tenant compte de deux objectifs : légaliser la copie privée sur support audio et fournir une rémunération juste et équitable aux titulaires de droits pour cette copie au moyen d’une redevance sur les supports audio vierges. Ni l’un ni l’autre des objectifs n’est réalisé si l’expression « support audio » est interprétée de façon restrictive. L’intérêt du public pour la création et la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles n’est pas favorisé et les créateurs sont privés d’une juste récompense. [38]

[59] La SCPCP se penche ensuite sur la définition même de « support audio » et soutient que, pour être un support audio, un objet doit répondre à cinq conditions. Premièrement, l’objet doit être un support, c’est-à-dire, selon la SCPCP, une chose qui peut « supporter » quelque chose d’autre. Deuxièmement, l’analyse doit être axée sur la fonction et non sur la forme. Tout ce qui peut stocker quelque chose d’autre est un support. La version anglaise de la définition le prévoit expressément : « a recording medium regardless of its material form ». La version française rend inutile la déclaration expresse par l’emploi du mot « tout ». Troisièmement, le support doit pouvoir stocker des enregistrements sonores. La version anglaise l’exige au moyen de l’expression « onto which a sound recording may be reproduced ». La version française l’exige au moyen du mot « audio ». Qui plus est, la mise en mémoire d’enregistrements sonores est la seule fonction visée par la définition : une chose qui peut remplir cette fonction parmi d’autres est aussi visée par la définition. Quatrièmement, la reproduction de l’enregistrement sonore sur le support doit être relativement permanente. Cinquièmement, le support doit être habituellement utilisé par les consommateurs pour reproduire des enregistrements sonores. Comme le souligne la SCPCP, la formulation de la question 3 la dispense d’examiner cet élément du critère.

[60] À notre avis, la question de savoir si l’enregistreur audionumérique est un support doit être tranchée conformément à l’interprétation moderne de la loi selon laquelle, en règle générale, « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ». [39] Plus précisément, l’interprétation devrait être conforme à l’objet de la Loi en général et du régime de copie privée en particulier. Il est préférable que l’interprétation du mot « support » soit conforme au sens qu’il faut donner au même mot ailleurs dans la Loi. Elle doit aussi être conforme à l’intention du législateur à deux égards. Premièrement, les cassettes audio peuvent être assujetties à une redevance, mais pas les magnétophones. Deuxièmement, il ne faudrait pas déterminer ce qui constitue un support en fonction des caractéristiques de la technologie préexistante. Enfin, nous devrions suivre la directive de la Cour d’appel fédérale selon laquelle « [l]orsque son libellé et son objet fondamental le permettent, un texte de loi devrait être interprété de manière à tenir compte des progrès technologiques ». [40]

[61] Bien que le critère proposé puisse être exagérément rigoureux, nous sommes d’accord, d’une façon générale, avec l’approche de la SCPCP. [41] Si l’on applique ce critère, il ne fait aucun doute qu’un enregistreur audionumérique est un support audio. Il stocke des reproductions relativement permanentes d’enregistrements sonores. Voilà tout ce qu’exige la définition. Nous convenons que le législateur avait l’intention d’assujettir à une redevance les cassettes audio et non les magnétophones. Toutefois, cela ne nous aide nullement à décider si un enregistreur audionumérique est un support audio. Pour ce faire, nous devons nous pencher sur les mots de la définition.

[62] La CSMA et le CCCD prétendent que l’interprétation correcte de la définition de « support audio » exige que les supports et les appareils s’excluent mutuellement. Nous ne sommes pas d’accord. La question à laquelle il faut répondre n’est pas « Un enregistreur audionumérique est-il un appareil ou un support? », mais plutôt « Un enregistreur audionumérique est-il un “support audio” au sens de l’article 79? ». La définition met l’accent sur la capacité de stocker des reproductions d’enregistrements sonores et non sur celle d’enregistrer et de faire jouer des enregistrements sonores. Ce qui importe, c’est qu’un enregistreur audionumérique stocke des reproductions d’enregistrements sonores, pas qu’il puisse créer ou faire jouer de telles reproductions. Un magnétophone n’est pas un support audio non pas parce qu’il peut faire jouer de la musique, mais parce qu’il ne peut la stocker.

[63] Le régime de copie privée repose sur une seule définition, à savoir celle de support audio. Les appareils ne sont pas exclus de la définition; ils ne sont simplement pas mentionnés. Un appareil peut être un support dans la mesure où il stocke des reproductions relativement permanentes d’enregistrements sonores. Une cassette audio contient des bobines et des rouleaux, une bande magnétique et un tampon tenseur, enfermés dans un boîtier de protection en plastique : cela en fait un appareil. On peut en dire autant du MiniDisc, avec son disque magnéto-optique contenu dans une cartouche dotée d’une porte coulissante. Le raisonnement de la CSMA et du CCCD selon lequel un enregistreur audionumérique n’est pas un support audio s’effondre. [42]

[64] Certains des arguments de la CSMA et du CCCD démontrent la non-pertinence de la dichotomie support/appareil, à tout le moins en ce qui concerne l’équipement qui n’a pas besoin de support externe pour enregistrer ou faire jouer des enregistrements sonores. Par exemple, au paragraphe 28 de sa réponse, le CCCD affirme que tant les magnétophones que les enregistreurs audionumériques [TRADUCTION] « ont besoin de supports de stockage ». Compte tenu de la décision de la Cour d’appel fédérale, le support de stockage ne peut être la mémoire intégrée, puisque la mémoire n’a pas d’existence distincte de l’enregistreur audionumérique même. Par conséquent, si un support de stockage est requis, il faut que ce soit l’enregistreur audionumérique même.

[65] L’historique législatif n’est guère utile pour déterminer si un appareil qui peut stocker et faire jouer des enregistrements sonores est un « support ». Il est manifeste que le législateur voulait que l’appareil ne pouvant faire jouer de la musique que lorsqu’il est utilisé avec un support à l’égard duquel une redevance est exigible ne soit pas assujetti lui-même à une redevance. Des appareils pouvant reproduire et faire jouer des sons sans l’insertion d’un support externe (par ex., les ordinateurs) existaient au moment de l’adoption de la législation. Pourtant, les transcriptions des débats parlementaires que la CSMA a déposées montrent que l’on s’est uniquement intéressé aux supports pouvant stocker des enregistrements sonores sans pouvoir les faire jouer d’une part, et aux appareils ne pouvant faire jouer un enregistrement que si un support y est inséré de l’autre. Les progrès sur le plan du matériel et des logiciels nécessaires pour que les ordinateurs domestiques puissent être utilisés de façon pratique pour stocker des enregistrements sonores n’avaient pas eu lieu en 1995, lorsque le régime de copie privée a fait l’objet d’un débat, ni en 1997, lorsqu’il a été adopté. Les mentions concernant la copie privée visent les cassettes audio, les rubans magnétiques, les disques compacts enregistrables et les disquettes. Certaines mentions concernant l’utilisation des ordinateurs pour mettre en mémoire de la musique ont été faites dans le contexte du débat ayant mené à l’adoption de l’article 30.9 de la Loi, lequel permet aux stations de radio d’effectuer des reproductions comportant un « transfert de format » sur leurs serveurs, qui ne sont pas des ordinateurs domestiques.

[66] Le CCCD prétend que les appareils et les supports s’excluent mutuellement. À l’appui de cette prétention, il mentionne un rapport australien et la législation américaine sur le droit d’auteur. Il n’est guère nécessaire de s’attarder sur ces observations. Un rapport de l’Australian Copyright Council [43] contenant un bref commentaire sur l’état du droit canadien n’est pas convaincant. Le Audio Home Recording Act [44] américain mérite un peu plus d’attention, puisque la Cour d’appel fédérale s’est fondée sur cette loi pour accorder un certain crédit à la dichotomie support/appareil. Cette loi a été adoptée en 1992; il était alors impossible d’imaginer qu’un appareil personnel puisse être assez puissant pour enregistrer et stocker des enregistrements sonores. La loi consacre expressément la dichotomie support/appareil. Par exemple, elle définit le [TRADUCTION] « support audionumérique » de quelque chose qui effectue des enregistrements [TRADUCTION] « au moyen d’un appareil d’enregistrement audionumérique ». La définition canadienne de « support audio » n’établit pas une telle distinction. En effet, par comparaison à la loi américaine, l’expression « support audio » prévue à l’article 79 est très générale et souple, et semble conçue pour transcender les limites techniques imposées par les bandes magnétiques et les magnétophones.

[67] Les comparaisons avec les autres dispositions de la Loi dans lesquelles le mot « support » est employé sont instructives. [45] Le mot « medium » est employé quatre fois ailleurs dans la Loi, tandis que le mot « support » y est employé une vingtaine de fois. Un appareil qui peut enregistrer, stocker et faire jouer un objet protégé par le droit d’auteur est un support/medium pour l’application d’autres dispositions de la Loi. Un BlackBerry stockant des milliers de courriels protégés par le droit d’auteur est un « même support matériel » au sens du paragraphe 38.1(3). Un iPod peut être le support sur lequel un enregistrement sonore ou la prestation d’un interprète est fixé pour la première fois ou sur lequel un enregistrement sonore qui existe déjà est reproduit une autre fois. Un ordinateur est un support sur lequel les diffuseurs qui souhaitent se prévaloir de l’article 30.9 peuvent effectuer ce qu’on appelle des reproductions comportant un transfert de format.

[68] La logique veut également qu’un enregistreur audionumérique soit un support audio pour l’application du régime de copie privée. (1) La mémoire intégrée à un enregistreur audionumérique n’est pas un support. (2) Pour décider si un enregistreur audionumérique peut être assujetti à une redevance, il faut porter toute son attention sur l’enregistreur même. (3) La reproduction d’un enregistrement sonore doit être stockée sur une chose. (4) Dans la partie VIII de la Loi, cette chose s’appelle un support. (5) Un enregistreur audionumérique stocke des reproductions d’enregistrements sonores. (6) L’enregistreur audionumérique est un support. Nous savons que les propositions 1, 2, 3 et 5 sont vraies. Par conséquent, la proposition 6 doit être vraie à condition que la proposition 4 le soit également. Autrement dit, la question se pose comme suit : pour l’application de la partie VIII de la Loi, un enregistrement sonore peut-il être stocké sur quelque chose d’autre qu’un support? À notre avis, une réponse affirmative à la question n’aiderait pas à réaliser les objets du régime ou de la Loi.

[69] La CSMA a insisté sur la nécessité de tracer une ligne nette afin de distinguer ce qui peut être assujetti à une redevance et ce qui ne peut pas l’être. Il est facile de déterminer si un objet peut stocker des reproductions relativement permanentes d’enregistrements sonores. Il est beaucoup plus difficile de décider si ce qui est en réalité un ordinateur plus puissant que tout ce qui était disponible en 1997 partage avec un magnétophone des caractéristiques qui, selon la CSMA, sont essentielles, mais qui n’ont pourtant jamais été définies dans la Loi et que le Parlement n’a pas jugé bon d’exprimer clairement.

[70] La CSMA a exprimé des préoccupations quant à la possibilité que les téléphones cellulaires et les ordinateurs finissent par être assujettis à une redevance. À notre avis, un tel scénario en soi ne présente pas de problèmes. Une chose qui est habituellement utilisée par les consommateurs pour faire des copies privées ne devrait pas être exclue du régime au seul motif qu’elle peut être utilisée à d’autres fins. D’ailleurs, tous les supports présentement assujettis à une redevance peuvent servir à autre chose que la copie privée.

[71] Le sens de l’expression « support audio » devrait être déterminé suivant le sens ordinaire de l’article 79, conformément à l’objet et à la finalité de la Loi et à l’intention du législateur. Un enregistrement sonore peut être reproduit sur un enregistreur audionumérique. Des arrêts récents de la Cour suprême du Canada, don’t Théberge, énoncent l’objet de la Loi comme ayant pour objet de réaliser « un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur ». [46] En adoptant la partie VIII, le législateur voulait tout particulièrement corriger un échec de marché en permettant aux consommateurs de faire des copies privées sur support audio sans violer le droit d’auteur et rémunérer les titulaires de droits pour la copie privée de leur musique, de leurs prestations et de leurs enregistrements sonores. Une décision portant que l’enregistreur audionumérique n’est pas un support audio va à l’encontre de l’objet de la Loi ou de la partie VIII. Elle rend tout à coup illégal, voire criminel, le comportement de millions de Canadiens.

[72] La CSMA et le CCCD ont maintenu que, même s’il n’est pas contraignant, le raisonnement de la Cour d’appel fédérale devrait être très convaincant. Avec égards, nous ne sommes pas d’accord.

[73] Le raisonnement de la Cour qui l’a menée à conclure qu’un enregistreur audionumérique n’est pas un support repose sur les propositions suivantes. (1) Lorsqu’il a adopté le régime de copie privée, le législateur estimait que les cassettes audio vierges étaient la cause du préjudice subi par les titulaires de droits, savait que d’autres pays percevaient une redevance sur le matériel utilisé pour enregistrer ces bandes et a décidé de ne pas percevoir de redevance sur ce matériel. (2) La définition de support audio a comme effet d’établir une distinction d’avec le magnétophone et les autres appareils semblables qui existaient à l’époque et dont la fonction est d’enregistrer et de faire jouer des bandes audio vierges. (3) Un enregistreur audionumérique n’est pas un support; la SCPCP l’a elle-même admis.

[74] Il n’y a eu aucune tentative de rapprocher ou de distinguer les caractéristiques des enregistreurs audionumériques de la définition de support audio. Il n’y a eu aucune explication quant à savoir pourquoi les enregistreurs audionumériques ne devraient pas être assujettis à une redevance tout simplement parce que les magnétophones ne le sont pas. Il n’y a aucune déclaration (ni même d’explication) quant à savoir pourquoi, pour l’application du régime, un enregistreur audionumérique et un magnétophone, c’est du pareil au même. Ni les similarités entre l’enregistreur audionumérique et le magnétophone, ni les différences entre l’enregistreur audionumérique et la cassette audio ne sont assez prononcées pour que la proposition aille de soi. La Cour s’est fondée sur une distinction entre les bandes audio et le magnétophone ou les appareils semblables qui existaient à l’époque.

[75] Nous répondons à la troisième question par l’affirmative. Pour tous les motifs énoncés ci-dessus, nous sommes d’avis qu’un enregistreur audionumérique est un « support audio » s’il est établi ultérieurement qu’il est habituellement utilisé par les consommateurs pour reproduire des enregistrements sonores.

V. AUTRES QUESTIONS

[76] Trois autres questions méritent de brefs commentaires.

[77] À quelques reprises, la CSMA et le CCCD ont tenté de justifier des conclusions de droit en se fondant sur des déclarations ou des admissions antérieures faites par la SCPCP devant la Commission ou la Cour d’appel fédérale. Il va sans dire que, contrairement à ce que le paragraphe 160 de l’arrêt SCPCP c. CSMA semble laisser entendre, une admission de droit d’un litigant dans une instance n’est ni contraignante ni concluante. [47]

[78] La SCPCP a soutenu que la Cour d’appel fédérale a outrepassé sa compétence en décidant qu’un enregistreur audionumérique ne peut être assujetti à une redevance en vertu de la partie VIII de la Loi. Il n’est pas nécessaire que nous tranchions cette question, qui pourra être examinée par un autre tribunal.

[79] La SCPCP a aussi fait valoir que la déclaration de la Cour selon laquelle un enregistreur audionumérique n’est pas un support peut s’expliquer tant bien que mal par le fait que la Cour se penchait sur les enregistreurs audionumériques sans mémoire. Cette déclaration est aussi non fondée que frappante (pour reprendre les mots de la SCPCP). Même si les exemples donnés par la Cour à l’appui de son raisonnement visaient des appareils qui ne peuvent à elles seules enregistrer ou faire jouer des enregistrements sonores, les mentions qu’elle a faites concernant les enregistreurs audionumériques visaient clairement des appareils auxquelles une mémoire est intégrée.

VI. DÉCISION

[80] Les demandes présentées par la CSMA et le CCCD sont rejetées.

Le secrétaire général,

Signature

Claude Majeau



[1] [2005] 2 C.F. 654 (ci-après SCPCP c. CSMA).

[2] Décision du 17 décembre 1999 homologuant le Tarif pour la copie privée, 1999-2000 (ci-après Copie privée I).

[5] Copie privée III, supra note 3, aux pages 37-38.

[6] Demande de contrôle judiciaire de la CSMA, exposé des arguments de la SCPCP (réponse), onglet E, page 14, motif a). La CSMA a également contesté la décision pour d’autres motifs qui ont été rejetés et qui ne sont pas pertinents en l’espèce.

[7] SCPCP c. CSMA, supra note 1, aux paragraphes 133, 142-143.

[8] SCPCP c. CSMA, supra note 1, aux paragraphes 148-157 et 160-163.

[9] SCPCP c. CSMA, supra note 1, aux paragraphes 158-164.

[10] 66.7(1) La Commission a, pour la comparution, la prestation de serments, l’assignation et l’interrogatoire des témoins, ainsi que pour la production d’éléments de preuve, l’exécution de ses décisions et toutes autres questions relevant de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives.

[11] Voir Réseau de télévision CTV Ltée c. Canada (Commission du droit d’auteur), [1993] 2 C.F. 115 (C.A.), aux paragraphes 16, 18.

[12] SCPCP c. CSMA, supra note 1, au paragraphe 152.

[13] Copie privée III, supra note 3, à la page 33.

[14] Copie privée III, supra note 3, à la page 46.

[15] Demande de contrôle judiciaire de la CSMA, exposé des arguments de la SCPCP (réponse), onglet E, page 13, remède a).

[16] SCPCP c. CSMA, supra note 1, au paragraphe 133.

[17] Ibid., au paragraphe 148.

[18] Ibid., au paragraphe 152.

[19] Ibid., au paragraphe 157.

[20] Exposé des arguments de la SCPCP, au paragraphe 33.

[21] SCPCP c. CSMA, supra note 1, aux paragraphes 160, 164.

[23] Ibid., art. 2 (définition de « support audio vierge »).

[24] « la redevance [...] approuvée [...] visait “la mémoire [...]” et non “des appareils” » [...] « [...] la Commission s’est livrée en homologuant une redevance portant sur la mémoire [...] mais non une redevance sur l’appareil [...] » : SCPCP c. CSMA, supra note 1, aux paragraphes 149-150.

[25] Black’s Law Dictionary, 8th ed., s.v. “Obiter Dictum”. Voir aussi : Davidner v. Schuster, [1936] 1 D.L.R. 560 (C.A. Sask.).

[26] Depuis l’audience dans la présente affaire, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans l’affaire Authorson Estate v. Canada (Attorney General) [2007 ONCA 501]. Le procureur du CCCD l’a immédiatement portée à notre attention, soutenant dans un mémoire écrit qu’elle était pertinente à la question de chose jugée dont nous étions saisis. Nous avons demandé à la SCPCP et à la CSMA de ne pas commenter la décision ou le mémoire du CCCD à moins qu’on ne leur demande, ce que nous n’avons finalement pas fait.

Authorson se distingue de la présente espèce sous au moins deux aspects. Premièrement, la question que le groupe demandeur cherchait à soulever était au cœur du débat dont la Cour suprême du Canada et les cours inférieures avaient été saisies. Pour les motifs que nous venons d’exposer, nous concluons que la question que la SCPCP nous pose n’était pas soulevée devant la Commission ou la Cour d’appel fédérale et n’aurait pas pu l’être. Deuxièmement, le groupe demandeur dans Authorson cherchait à proposer une nouvelle base juridique du procès durant la suite de précisément la même affaire, après que la question ait été examinée et tranchée. L’examen du projet de tarif pour 2008-2009 n’est pas la suite des procédures ayant mené à l’homologation du tarif pour 2003-2004.

[27] [2001] 2 R.C.S. 460 (ci-après Danyluk).

[28] Ibid., aux paragraphes 25, 33.

[29] 2e éd. (Markham : LexisNexis Butterworths, 2004), à la page 1.

[30] [1975] 2 R.C.S. 248, à la page 255.

[31] [1924] 4 D.L.R. 420 à la page 422, cité dans Danyluk, supra note 27, au paragraphe 24.

[32] Danyluk, supra note 27, au paragraphe 24.

[33] [1976] 2 R.C.S. 621, à la page 634.

[34] 1843, 3 HARE 100, à la page 115.

[35] (1987) 21 C.P.C. (2d) 302 (B.R. Man.), à la page 305.

[36] [2003] 3 R.C.S. 77.

[37] Supra note 29 aux pages 373 et suivantes.

[38] Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336; Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339; Société canadienne de auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427, au paragraphe 40.

[39] Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21. Lors de sa plaidoirie, le CCCD a proposé que la définition de support audio soit interprétée de façon restrictive parce que le régime de copie privée s’apparente à une taxe. Il est inutile d’aborder cette question.

[40] SOCAN c. ACFI, [2002] 4 C.F. 3, au paragraphe 122.

[41] Par exemple, l’exigence selon laquelle la reproduction doit être relativement permanente pourrait être inutile. Elle est fondée sur l’hypothèse que la fixation est essentielle pour qu’une œuvre ou un autre objet protégé par le droit d’auteur existe. Pour des motifs qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer en l’espèce, nous sommes d’avis que l’application universelle de la fixation comme exigence du droit canadien sur le droit d’auteur contredit certaines formes de protection conférées par notre loi. Voir Gervais et Judge, Le droit de la propriété intellectuelle (Toronto : Thomson/Carswell, 2006), aux pages 14-15.

[42] Pendant la plaidoirie, on a tenté de faire une distinction entre les appareils « simples » et les autres. Jusqu’à ce moment-là, aucune distinction à cet effet n’avait été établie par qui que ce soit; nous n’avons pas l’intention de discuter davantage de cette question.

[43] Australian Copyright Council, Remuneration for Private Copying in Australia: A Discussion Paper (septembre 2001).

[44] Audio Home Recording Act of 1992, 17 U.S.C. §§ 1001 et suivantes.

[45] Nous tenons pour acquis que personne ne contestera le fait qu’un enregistreur audionumérique est un objet d’enregistrement quelconque. Par conséquent, il ne reste qu’à déterminer s’il s’agit d’un support.

[46] Théberge, supra note 38, au paragraphe 30.

[47] R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297, au paragraphe 100; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 211; Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control & Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, au paragraphe 44.

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