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Copyright Board
Canada

Canada Coat of Arms/Armoiries du Canada

Commission du droit d’auteur
Canada

 

Date

2012-01-05

Date

2012-03-15

Référence

Dossier : Reproduction par reprographie, 2005 à 2014

Régime

Gestion collective relative aux droits visés aux articles 3, 15, 18 et 21

Loi sur le droit d’auteur, art. 70.15(1)

Commissaires

M. le juge William J. Vancise

Me Claude Majeau

Me Jacinthe Théberge

Projet(s) de tarif examiné(s)

(Gouvernements provinciaux et territoriaux – 2005 à 2014)

tarif des redevances à percevoir par Access copyright pour la reproduction par reprographie, au canada, d’œuvres de son répertoire

Motifs de la décision

I. INTRODUCTION

[1] Il s’agit avant tout de décider si la Couronne peut invoquer l’immunité que lui confère l’article 17 de la Loi d’interprétation [1] pour échapper à l’application de la Loi sur le droit d’auteur [2] (la « Loi ») et des tarifs déposés par la Canadian Copyright Licensing Agency (« Access Copyright » ou « Access »).

[2] Access a déposé des tarifs prévoyant, pour les années 2005 à 2009 et 2010 à 2014, des redevances pour la reproduction d’œuvres de son répertoire par des fonctionnaires des gouvernements provinciaux et territoriaux (à l’exception du Québec).

[3] Les gouvernements de l’Alberta, de l’Île-du-Prince-Édouard, du Manitoba, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, du Nunavut, de la Saskatchewan et de Terre-Neuve-et-Labrador (les « opposants ») contestent la légalité des tarifs proposés en invoquant l’immunité de la Couronne. Access soutient que la doctrine n’est pas en jeu, ajoutant que si elle l’était, la Loi s’appliquerait à la Couronne par déduction nécessaire ou par suite de la renonciation des opposants à l’immunité dont ils pourraient jouir par ailleurs.

[4] Les parties ont, par requête conjointe, demandé à la Commission de statuer sur la question dans le cadre d’une audience préliminaire sur exposé conjoint des faits. La Commission a accédé à la requête, et a entendu l’affaire le 27 septembre 2011.

[5] Le 5 janvier 2012, nous avons rejeté la prétention des opposants, jugeant que la Couronne est assujettie à la Loi par déduction nécessaire. Les motifs de notre décision suivent.

II. ANALYSE

[6] Avant d’aborder le fond, soit l’immunité des opposants à l’égard de la Loi, il nous faut décider si le principe d’immunité de la Couronne entre en jeu. Access prétend que non, soutenant que la Loi ne cause pas préjudice à la Couronne et que la doctrine de l’immunité va à l’encontre du principe de common law proscrivant l’expropriation sans juste indemnisation. Elle fait aussi valoir que la doctrine de l’immunité de la Couronne est une règle d’interprétation, non une présomption à réfuter. Nous examinons ces prétentions l’une après l’autre.

A. Le principe de l’immunité de la Couronne entre-t-il en jeu?

[7] Ce principe, issu de la common law, est à présent codifié en ces termes à l’article 17 de la Loi d’interprétation :

17. Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives.

[8] Selon Access, le principe ne joue pas en l’espèce. Elle invoque l’arrêt Alberta Government Telephones c. (Canada) Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, dans lequel le juge en chef Dickson a déclaré :

La présomption d’immunité joue seulement lorsque les dispositions de la loi, si elles étaient appliquées à la Couronne, lui porteraient préjudice. [3]

[9] Access soutient que ce n’est pas le cas en l’espèce. La Loi poursuit une fin d’intérêt public importante : encourager la création et la diffusion d’œuvres au profit de la société canadienne dans son ensemble. Access souligne que les œuvres ainsi créées et diffusées génèrent une valeur économique dont l’État et les fonds publics tirent bénéfice en fin de compte. Elle fait valoir aussi que des dispositions de la Loi attribuent à la Couronne la jouissance de droits sur ses propres œuvres, lui conférant ainsi un avantage particulier. Elle signale enfin que plusieurs provinces ont adopté des politiques reconnaissant explicitement la nécessité de respecter le droit d’auteur, politiques décrites en détail dans l’exposé conjoint des faits.

[10] Pour toutes ces raisons, Access avance que la Loi sert les intérêts de la Couronne et non l’inverse et que, la Couronne ne subissant aucun préjudice, le principe de l’immunité n’entre pas en jeu.

[11] Ce raisonnement pose problème car il procède d’une interprétation erronée d’AGT c. CRTC. Premièrement, le commentaire du juge en chef Dickson est pris hors contexte, comme l’indique clairement la phrase précédant le passage précité : « [e]n common law, il est bien établi que, même si elle n’est pas liée par une loi, la Couronne peut tirer avantage de ses dispositions, à moins d’une interdiction expresse ou implicite de le faire ». [4] Autrement dit, c’est pour que l’immunité joue exclusivement à l’avantage de la Couronne que l’exigence du préjudice existe. Le principe ne saurait empêcher la Couronne de se prévaloir d’un droit d’origine législative ou d’un avantage particulier, dans la mesure où elle le prend avec toutes les modalités et restrictions afférentes.

[12] Comme les opposants le signalent avec justesse, il faut, deuxièmement, que le préjudice à la Couronne suscitant l’immunité se rapporte précisément aux dispositions de la loi qui sont invoquées. Dans AGT c. CRTC, par exemple, l’application de la Loi sur les chemins de fer [5] à la Couronne l’aurait obligée à se conformer au règlement du CRTC relatif au raccordement à d’autres systèmes de télécommunication. En l’espèce, les dispositions spécifiques de la Loi à l’égard desquelles la Couronne invoque l’immunité concernent l’homologation par la Commission d’un tarif pour la reproduction d’œuvres littéraires par des gouvernements provinciaux ou territoriaux, aux termes duquel la Couronne serait tenue d’acquitter des redevances et de respecter certaines conditions pour la reproduction d’œuvres publiées. Il s’agit là d’un exemple de préjudice certain et précis faisant effectivement jouer l’immunité de la Couronne.

[13] Selon Access, le principe de l’immunité ne s’applique pas non plus parce qu’il entre en conflit avec la règle proscrivant l’expropriation sans juste indemnisation. Elle affirme que le droit d’auteur est un droit de propriété s’exerçant sur les œuvres d’auteurs de toutes sortes, et que selon la common law un gouvernement, provincial ou fédéral, ne peut exproprier sans juste indemnité en l’absence d’une intention législative exprimée en termes clairs et non ambigus.

[14] Les opposants rétorquent que le principe de non-expropriation n’a jamais servi à contrer une revendication d’immunité de la Couronne. Il en est ainsi parce que la notion d’expropriation vise principalement la propriété foncière. La Loi, à l’opposé, n’établit pas de droit de propriété. Le droit d’auteur est un droit sui generis d’origine législative présentant maintes différences importantes par rapport au droit de propriété. La législation sur le droit d’auteur crée simplement des droits et obligations en fonction des conditions et des circonstances établies par le texte de loi.

[15] Le principe de non-expropriation vient de la common law, et une règle de common law ne peut primer sur un énoncé législatif clair. Access invoque une règle de common law, subordonnée et sans rapport avec la question en cause, qui ne saurait donc avoir préséance sur le libellé et l’intention clairs de l’article 17 de la Loi d’interprétation.

[16] Le principe de non-expropriation vise autant les biens intangibles que les biens réels. La jurisprudence reconnaît d’ailleurs que le principe peut en théorie s’appliquer à des biens intangibles comme la pension de vétéran [6] et l’a effectivement appliqué à la perte d’achalandage. [7] Toutefois, le droit d’auteur est un droit sui generis créé par loi, qui n’est pas à proprement parler une forme de propriété. Dans Compo Co. Ltd. c. Blue Crest Music et al., la Cour suprême a décrit le droit d’auteur en ces termes :

[...] Me Hughes, [...] a très bien exposé la situation en disant que le droit d’auteur n’est pas régi par les principes de la responsabilité délictuelle ni par le droit de propriété mais par un texte législatif. Il ne va pas à l’encontre des droits existants en matière de propriété et de conduite et il ne relève pas des droits et obligations existant autrefois en common law. La loi concernant le droit d’auteur crée simplement des droits et obligations selon certaines conditions et circonstances établies dans le texte législatif. [8]

[17] En outre, on ne peut parler d’expropriation en l’espèce, parce que l’action de la Couronne doit avoir eu pour effet d’enlever pratiquement toute utilité à des biens pour qu’il y ait expropriation. Ainsi, dans Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [9] la Cour suprême a jugé que la création d’un monopole sur les pêches avait eu pour effet de priver la société appelante, qui achetait et traitait du poisson, de l’achalandage attaché à son entreprise en activité et avait ainsi pratiquement rendu inutiles ses biens corporels. Elle a estimé que l’achalandage constituait un bien dont la perte devait donner lieu à indemnisation.

[18] En l’espèce, les droits reconnus par la Loi n’ont pas été retirés à leurs titulaires ni rendus pratiquement inutiles. Les opposants veulent plutôt reproduire ou utiliser des œuvres littéraires sans avoir à verser d’indemnité aux titulaires de droits. Certes, il y a là une possibilité réelle de perte de compensation. Toutefois, les droits conférés par la Loi continuent de pouvoir être exercés lorsque des parties privées sont en cause, et les auteurs peuvent continuer de contrôler l’utilisation de leurs œuvres. Il s’ensuit que le principe de non-expropriation n’est d’aucun secours pour Access.

[19] Le principe de l’immunité de la Couronne entre donc en jeu.

B. L’immunité de la Couronne est-elle une règle générale d’interprétation des lois ou une présomption réfutable?

[20] Access soutient que le principe de l’immunité de la Couronne relève davantage de la règle d’interprétation que de la présomption à réfuter. Il serait donc incorrect de dire qu’une partie ou l’autre a le « fardeau » de repousser la présomption. Personne n’a à établir qu’une loi s’applique à la Couronne – il appartient plutôt au tribunal administratif ou judiciaire de déterminer, conformément aux principes d’interprétation applicables, si la loi en cause lie la Couronne. Nous ne sommes pas de cet avis.

[21] Dans R. c. Eldorado Nucléaire, le juge Dickson parle de l’immunité de la Couronne comme d’un « principe » :

Cependant, il n’appartient pas à cette Cour de mettre en question le concept fondamental de l’immunité de l’État, puisque le Parlement a adopté d’une manière non équivoque le principe que l’État jouit à première vue de l’immunité. [10]

[22] Dans R. c. Greening, le juge MacDonnell a décrit ainsi comment devait se concevoir l’équivalent ontarien de l’article 17 :

[TRADUCTION] La défense d’immunité de la Couronne fait intervenir des considérations différentes parce qu’il existe, ainsi que nous le verrons, une présomption légale selon laquelle la Couronne n’est pas liée par les textes législatifs. Cette présomption doit être repoussée et, à mon avis, le fardeau en incombe à qui invoque l’assujettissement de la Couronne à la loi. [11]

[23] Nous souscrivons à cet énoncé. L’article 17 de la Loi d’interprétation prévoit que « [s]auf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté […] », établissant ainsi une présomption générale d’immunité, réfutable lorsqu’il est possible de démontrer l’existence de l’intention contraire de lier la Couronne. Access doit donc repousser la présomption et démontrer que la Loi lie la Couronne.

[24] Nous passons à présent à l’examen de la principale question en cause : le principe de l’immunité de la Couronne s’applique-t-il aux opposants dans le contexte de la demande de tarif qui nous occupe?

C. Immunité de la Couronne – Principe général

[25] Le présent débat s’articule autour de l’interprétation de l’article 17 de la Loi d’interprétation qui, nous le répétons, codifie en ces termes le principe de l’immunité de la Couronne établi par la common law :

17. Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives.

[26] Comme le juge Dickson l’a indiqué dans Eldorado Nucléaire, ce principe heurte notre conception générale de l’égalité devant la loi :

On ne peut dire avec certitude pourquoi il faut retenir cette présomption. Il semble y avoir une contradiction avec les notions fondamentales de l’égalité devant la loi. Plus le gouvernement intervient dans les activités que l’on considérait autrefois réservées au secteur privé, plus il est difficile de comprendre pourquoi l’État doit être ou devrait être dans une situation différente de celle des citoyens. Cependant, il n’appartient pas à cette Cour de mettre en question le concept fondamental de l’immunité de l’État, puisque le Parlement a adopté d’une manière non équivoque le principe que l’État jouit à première vue de l’immunité. La Cour doit mettre à exécution la directive légale portant que l’État n’est pas lié à moins que ce ne soit « mentionné ou prévu » dans la loi. [12]

[27] Nous ne mettons pas en question le concept général d’immunité de la Couronne, tout en notant que l’immunité n’est pas absolue, comme l’a clairement indiqué la Cour suprême dans AGT c. CRTC :

[…] La portée des termes « mentionnée ou prévue » [à l’article 17] doit s’interpréter indépendamment de la règle de common law supplantée en ce qui concerne l’immunité de la Couronne. Ces termes peuvent comprendre (1) des termes qui lient expressément la Couronne; (2) une intention qui ressort lorsque les dispositions sont interprétées dans le contexte d’autres dispositions; et (3) une intention de lier lorsqu’il résulterait une absurdité, par opposition à un résultat non souhaité, si l’État n’était pas lié. Toute exception par déduction nécessaire à la règle habituelle de l’immunité de la Couronne devrait être de portée très restreinte. [13]

[28] Les parties conviennent que la Loi ne lie pas expressément la Couronne. C’est également notre avis. Nous devons donc déterminer si la Loi lie la Couronne parce que cette intention ressort d’une interprétation téléologique de ses dispositions. Puisque nous concluons que tel est le cas, il ne sera pas nécessaire d’établir si une absurdité résulterait du fait que la Couronne ne soit pas liée.

D. La Couronne est-elle liée par déduction nécessaire?

[29] Nous exposerons d’abord notre conception de la règle de la déduction nécessaire telle qu’elle se dégage de son contexte historique.

[30] Dès 1947, le Conseil privé reconnaissait que l’immunité de la Couronne souffrait au moins une exception, la déduction nécessaire :

[TRADUCTION] [C]’est à dire que, s’il ressort du texte même de la Loi que le législateur entendait lier la Couronne, le résultat est le même que si cette dernière était expressément mentionnée. [14]

[31] Au Canada, la déduction nécessaire a été expliquée ainsi par le juge Beetz dans R. c. Ouellette :

[…] les diverses dispositions d’une loi s’interprètent les unes à la lumière des autres, et il est possible que Sa Majesté soit implicitement liée par un texte législatif si telle est l’interprétation que ce texte doit recevoir lorsqu’il est replacé dans son contexte. [15]

[32] Le juge en chef Dickson a approuvé cet énoncé dans AGT c. CRTC. [16]

[33] Puis, dans Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [17] le juge La Forest, s’exprimant pour la majorité, a indiqué que l’exception de la déduction nécessaire avait survécu à la révision, en 1967, de ce qui est à présent l’article 17 de la Loi d’interprétation et l’a définie en ces termes :

[…] une analyse du contexte d’une loi peut révéler une intention de lier la Couronne si cette conclusion s’impose immanquablement par déduction logique.

On ne doit cependant pas effectuer cette analyse dans l’abstrait. En conséquence, il ne faudrait pas interpréter le « contexte » pertinent de façon trop restreinte. Le contexte doit plutôt englober les circonstances qui ont donné lieu à l’adoption de la loi et la situation qu’elle voulait corriger. Ce point de vue est compatible avec le raisonnement énoncé dans l’arrêt Bombay comme l’indiquent les passages susmentionnés dans lesquels le critère de la déduction nécessaire est exprimé par rapport au moment de l’adoption de la loi. [18]

[34] D’aucuns pourraient inférer de cette dernière phrase qu’en l’absence de termes exprès, l’intention du législateur de lier la Couronne s’apprécie en examinant le texte de loi tel qu’il existait lorsqu’il a initialement été édicté, c’est-à-dire en 1921 en ce qui nous concerne. À notre avis, conclure ainsi serait illogique, absurde et contraire à l’interprétation téléologique de la Loi. En 1921, la Loi (sans les annexes) occupait 23 pages du recueil de lois alors qu’aujourd’hui elle compte 109 pages. L’analyse contextuelle suppose l’examen de la Loi dans son intégralité. Il ne s’agit pas de déterminer si le législateur voulait lier la Couronne en 1921, mais s’il était d’avis que la Couronne était liée en 1987 (lorsqu’est entrée en vigueur une exception visant les Archives), puis en 1997 (lorsque de nouvelles exceptions ont été introduites). Comme nous le verrons, il l’était clairement, selon nous.

[35] Cette clarification apportée, nous pouvons à présent appliquer les principes pertinents à la présente espèce.

[36] Access prétend qu’un examen de la Loi dans son ensemble permet de dégager, par déduction nécessaire, une intention claire de lier la Couronne. Citant plusieurs dispositions dispensant la Couronne d’obtenir l’autorisation d’utiliser des objets du droit d’auteur protégés, elle fait valoir qu’il faut logiquement en conclure que la Couronne est liée par les dispositions dont elle n’est pas exemptée, sans cela les dispositions portant exception ne seraient pas nécessaires.

[37] Les opposants soutiennent pour leur part qu’Access n’a pas prouvé hors de tout doute que la Couronne est assujettie à la Loi par déduction nécessaire découlant de l’existence d’une intention législative clairement exprimée. S’appuyant sur l’article 12, ils avancent que la Loi prévoit expressément le maintien de l’immunité de la Couronne. Cet article confère certains droits « [s]ous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne », ce qui démontre selon eux l’intention du législateur de préserver l’immunité même si la Couronne jouit d’avantages prévus par la Loi.

[38] L’analyse contextuelle de la Loi doit se faire en deux étapes. Il faut d’abord examiner la pertinence de l’article 12 pour décider de l’assujettissement de la Couronne à la Loi, puis déterminer si les exceptions particulières applicables à la Couronne démontrent que la Loi la lie par ailleurs.

i. La pertinence de l’article 12 pour l’analyse de l’assujettissement de la Couronne à la Loi

[39] Voici le texte de l’article 12 de la Loi :

12. Sous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne, le droit d’auteur sur les œuvres préparées ou publiées par l’entremise, sous la direction ou la surveillance de Sa Majesté ou d’un ministère du gouvernement, appartient, sauf stipulation conclue avec l’auteur, à Sa Majesté et, dans ce cas, il subsiste jusqu’à la fin de la cinquantième année suivant celle de la première publication de l’œuvre.

[40] Les parties ont longuement débattu du sens des mots « [s]ous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne ». Si, comme le soutiennent les opposants, ces droits et privilèges s’entendent de la totalité des droits et privilèges accordés à la Couronne, dont l’immunité, il s’ensuit qu’en adoptant l’article 12 le législateur a expressément permis à la Couronne de conserver son immunité générale par rapport à la Loi même si elle jouit de certains droits en vertu d’autres dispositions du même texte. Par contre, si ces mots ne se rapportent qu’aux droits d’auteur dont jouit la Couronne en vertu de la common law, alors l’article 12 ne fait qu’octroyer un droit et n’exprime aucune intention législative au sujet de l’immunité.

[41] À l’appui de leur position, les opposants invoquent la décision Eros - Équipe de recherche opérationnelle en santé inc. c. Conseillers en gestion et informatique C.G.I. inc. [19] de la Cour fédérale. Ils soulignent surtout le passage suivant de la décision de la juge Tremblay-Lamer : « la Couronne peut se prévaloir des droits reconnus à l’article 12 de la Loi sans que cela n’élimine son immunité ». [20] Pour les opposants, cela démontre que la Couronne peut jouir des droits prévus à l’article 12 sans être assujettie à la totalité de la Loi.

[42] L’article 12 de la Loi a pour source l’article 18 de l’Imperial Copyright Act of 1911, lequel a, depuis, été modifié en profondeur, notamment par l’adoption de la Copyright, Designs and Patents Act of 1988, qui a simplifié le régime du droit d’auteur de la Couronne et aboli son droit d’auteur perpétuel sur ses œuvres non publiées. L’article 12, lui, est resté tel qu’il était lors de l’entrée en vigueur de la Loi canadienne, en 1924, même si cette loi a connu d’importantes réformes, en 1988 et en 1997, entre autres.

[43] Au cours de la présente instance, les parties ont déposé des extraits de divers rapports pouvant aider à l’interprétation de l’article 12, dont : Le droit d’auteur au Canada : Propositions en vue d’une révision de la Loi, [21] De Gutenberg à Télidon : livre blanc sur le droit d’auteur : propositions en vue de la révision de la Loi canadienne sur le droit d’auteur, [22] Une Charte des droits des créateurs et créatrices, Rapport du Sous-comité sur la révision du droit d’auteur, [23] et Réponse du gouvernement au rapport du Sous-comité sur la révision du droit d’auteur. [24] Certains de ces documents, comme les rapports Keyes-Brunet et Gutenberg, commentent et analysent la Loi. D’autres sont de nature plus prospective, tel le rapport du sous-comité, qui recommande des réformes précises.

[44] Keyes-Brunet critique la formulation de l’article 12, signalant qu’il n’exprime pas avec clarté et précision l’intention législative :

La rédaction de cette disposition est génératrice d’incertitude. Cet article prévoit tout d’abord la possibilité de l’exercice d’une prérogative particulière de la Couronne, mais son étendue n’est pas définie. La prérogative du droit d’auteur s’exprime dans l’expression du début « sous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne ». Ces termes donnent à penser qu’il existe un droit de propriété d’ensemble qui peut être exercé n’importe quand à la discrétion de la Couronne, et qui peut empêcher l’utilisation d’œuvres que protège cette prérogative. Dans ce cas, la durée de la protection semble perpétuelle ou laissée au gré de la Couronne. Une seconde incertitude résulte du fait que, tandis que le droit d’auteur sur des œuvres publiées que ne protège pas cette prérogative apparente serait d’une durée limitée, la protection du droit d’auteur peut fort bien être perpétuelle lorsque l’œuvre reste non publiée. [25]

[45] La publication de Gutenberg visait à permettre au public de commenter les propositions qui y étaient présentées. Rien dans le rapport n’indique que l’article 12 pourrait avoir une portée plus large que les droits d’auteur de la Couronne; il met plutôt l’accent sur la nature du droit d’auteur dont jouit la Couronne en vertu de cette disposition :

À l’heure actuelle, la Couronne jouit au Canada d’une prérogative qui lui permet d’autoriser l’impression et la publication d’œuvres telles que les lois du Parlement et les décisions des tribunaux. Cette prérogative sera maintenue pour satisfaire aux objectifs susmentionnés. [26]

[46] Bien que Gutenberg reconnaisse que la question de l’immunité de la Couronne en matière de droit d’auteur fait l’objet d’un débat, la discussion est plutôt axée sur le sens de l’article 17 de la Loi d’interprétation, non de l’article 12 de la Loi. À cet égard, on peut y lire :

Il est douteux que la Couronne soit actuellement liée par la Loi sur le droit d’auteur. Comme il ne s’y trouve rien d’explicite à cet effet, on peut présumer que la Couronne peut utiliser impunément les œuvres des tiers. En effet, l’article [17] de la Loi d’interprétation précise que la Couronne n’est pas liée par les lois, sauf indication contraire. Malgré cette immunité, elle s’efforce de respecter le droit d’auteur. [27]

[47] Ces rapports semblent indiquer que le sens véritable de l’article 12 demeure incertain. Étant donné qu’ils ne parviennent pas tous aux mêmes conclusions, on ne peut y trouver de fondement à une interprétation définitive et concluante de l’article 12.

[48] Eussent-ils été unanimes, il n’aurait pas été possible, de toute manière, de leur accorder beaucoup de poids, puisqu’ils ne peuvent nous éclairer que sur la compréhension de l’article 12 qu’avaient leurs auteurs. En outre, comme la Cour suprême du Canada l’a indiqué dans Morguard Properties Ltd. c. Ville de Winnipeg :

Il est bien sûr reconnu depuis longtemps que, dans l’interprétation d’une loi (je ne parle pas ici du processus constitutionnel, comme par exemple, dans le Renvoi: Loi anti-inflation ([1976] 2 R.C.S. 373)), on peut se servir du rapport d’une commission d’enquête, une commission royale par exemple, pour exposer et étudier le désordre, le malaise ou l’état de choses que visait le législateur. Cependant, selon notre philosophie judiciaire, pour interpréter une loi, la cour ne peut faire appel à de tels rapports et commentaires, mais doit se limiter à l’analyse des termes employés par le législateur dans la disposition législative en cause, dans le contexte de cette disposition dans la loi. [28]

[49] L’article 12 n’a jamais changé. Le législateur n’a visé nul « désordre, [] malaise ou []état de choses » découlant de cet article que ces rapports auraient tenté d’exposer. Cela ne peut que confirmer qu’il faut, comme nous y engage l’arrêt Morguard Properties, restreindre notre examen au libellé de l’article 12 et au contexte de cette disposition.

[50] En entreprenant cet examen, il faut garder à l’esprit ce qui suit. D’abord, l’article 12 confère à Sa Majesté des droits sur les œuvres préparées ou publiées par son entremise ou sous sa direction ou surveillance. Cela dit, le droit d’auteur de la Couronne vise beaucoup d’œuvres qui ne sont pas préparées ou publiées sous la direction ou surveillance de Sa Majesté, comme les décisions judiciaires. Deuxièmement, le droit prévu à l’article 12 limite généralement la durée de la protection à 50 ans suivant la première publication, [29] alors qu’on peut avancer l’argument de la perpétuité du droit d’auteur fondé sur la prérogative de la Couronne. Autrement dit, le droit d’auteur de la Couronne découlant de la prérogative royale a une portée et une durée dépassant ce que prévoit l’article 12.

[51] De plus, l’article 12 ne peut être interprété isolément. Il faut le prendre dans le contexte et l’esprit de la Loi dans son ensemble et, plus particulièrement, dans son rapport avec l’article 89, ainsi conçu :

89. Nul ne peut revendiquer un droit d’auteur autrement qu’en application de la présente loi ou de toute autre loi fédérale; le présent article n’a toutefois pas pour effet d’empêcher, en cas d’abus de confiance, un individu de faire valoir son droit ou un tribunal de réprimer l’abus.

[52] La lecture de l’article 12 en corrélation avec l’article 89 appelle certaines déductions. Il résulte de l’article 89 qu’il n’y a de droit d’auteur que sous le régime de la Loi. Si ce n’était du préambule de l’article 12, l’article 89 aurait pour effet d’éliminer tous les droits d’auteur subsistants de la Couronne fondés sur la common law. Cette conclusion semble confirmer que les mots « [s]ous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne » sont nécessaires pour préserver la prérogative de la Couronne en matière de droit d’auteur et qu’ils doivent s’entendre de cette prérogative.

[53] De plus, l’article 89 vise uniquement le droit d’auteur. Il s’ensuit que les mots introductifs de l’article 12 remplissent pleinement leur fonction en préservant la prérogative royale en matière de droit d’auteur, et non d’autres formes de cette prérogative, telle l’immunité. C’est là que l’article 17 de la Loi d’interprétation entre en jeu : c’est en vertu de cette disposition que toute revendication d’immunité de la Couronne doit être fondée. Si l’article 12 remplit également cet office, ainsi que les opposants le soutiennent, alors les mots introductifs de l’article 12 deviennent en grande partie redondants, ce qui n’a pu être l’intention du législateur.

[54] L’argument des opposants fondé sur Eros-Équipe n’emporte pas la conviction. Dans cette décision, la juge Tremblay-Lamer a simplement dit : « [l]’article 12 mentionne expressément qu’il est applicable sous réserve des droits et privilèges de la Couronne » [30] sans autre explication, contexte ou analyse. Dans Eros-Équipe, en outre, la Cour devait établir si la Couronne avait renoncé à son immunité, de sorte que le sens de l’article 12 n’était pas en cause. Les propos de la juge à cet égard relèvent donc de l’opinion incidente et ne sont pas utiles pour l’interprétation à donner à cette disposition.

[55] Par conséquent, l’interprétation de l’article 12 dans le contexte de la Loi amène à conclure que les mots « [s]ous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne » s’entendent des droits et privilèges de la Couronne en matière de droit d’auteur. Nous estimons en conséquence que l’article 12 ne concerne que les questions de droit d’auteur et qu’on ne saurait considérer qu’il exprime une quelconque intention du législateur relativement au maintien de l’immunité de la Couronne.

E. Les exceptions particulières applicables à la Couronne démontrent-elles que celle-ci est par ailleurs assujettie à la Loi?

[56] Nous examinerons à présent d’autres dispositions de la Loi, qui semblent établir des exceptions à la violation du droit d’auteur pour certaines utilisations par la Couronne d’œuvres et autres objets de droit d’auteur.

[57] S’appuyant sur la maxime expressio unius est exclusio alterius, Access soutient que des exceptions s’appliquant expressément à la Couronne du chef du Canada ou des provinces démontrent l’intention claire que la Couronne soit pour le reste assujettie à la Loi. Autrement dit, il faut logiquement inférer du fait que la Loi exempte la Couronne de l’application de certaines dispositions sans indiquer si les autres dispositions lui sont applicables, que la Couronne est liée par les dispositions dont elle n’est pas exemptée, sans cela les dispositions portant exception seraient inutiles.

[58] Selon les opposants, l’inférence découlant de la maxime expressio unius est faible dans le meilleur des cas et ne saurait réfuter la présomption d’immunité. Ils signalent qu’en général les tribunaux n’ont pas appliqué cette maxime en matière d’immunité de la Couronne. Dans AGT c. CRTC, par exemple, la Cour a considéré que l’exception s’expliquait par un surcroît de précautions ou par des antécédents historiques, et qu’elle ne constituait pas, de toute manière, l’expression claire d’une intention du législateur de lier la Couronne. [31]

[59] La Loi renferme au moins une vingtaine d’exceptions à l’avantage de la Couronne du chef du Canada ou d’une province. On peut les regrouper en trois catégories.

[60] La première catégorie paraît bénéficier à la Couronne au sens large. L’alinéa 45(1)b) existe depuis l’entrée en vigueur de la Loi en 1924. Il rend licites certaines formes d’importation parallèle d’une œuvre ou d’un autre objet de droit d’auteur « pour l’usage d’un ministère du gouvernement du Canada ou de l’une des provinces ». Puisque la Couronne est une personne morale dont les activités sont uniquement accomplies par des intermédiaires, cette disposition n’a de sens que si ces intermédiaires (fonctionnaires ou autres personnes) ne peuvent invoquer l’immunité de la Couronne s’ils sont recherchés en responsabilité. Le paragraphe 32.1(1) établit une exception de même type; il prévoit que des copies faites dans le but de se conformer à des dispositions fédérales ou provinciales en matière d’accès à l’information ou de protection de la vie privée ne constituent pas une violation de droit d’auteur. De telles dispositions concernent principalement des émanations de la Couronne.

[61] Une deuxième catégorie d’exceptions concerne les établissements d’enseignement, lesquels sont ainsi définis à l’article 2 de la Loi :

  1. Établissement sans but lucratif agréé aux termes des lois fédérales ou provinciales pour dispenser de l’enseignement aux niveaux préscolaire, élémentaire, secondaire ou postsecondaire, ou reconnu comme tel;

  2. établissement sans but lucratif placé sous l’autorité d’un conseil scolaire régi par une loi provinciale et qui dispense des cours d’éducation ou de formation permanente, technique ou professionnelle;

  3. ministère ou organisme, quel que soit l’ordre de gouvernement, ou entité sans but lucratif qui exerce une autorité sur l’enseignement et la formation visés aux alinéas a) et b);

  4. tout autre établissement sans but lucratif visé par règlement.

[62] Cette définition est importante à trois égards. Premièrement l’alinéa c) inclut clairement des émanations de la Couronne dans la définition. Ses premiers mots « ministère ou organisme, quel que soit l’ordre de gouvernement » ne pourraient être plus limpides. Deuxièmement, l’éducation étant de compétence provinciale, la définition vise nécessairement les gouvernements provinciaux. Troisièmement, toutes les dispositions de la Loi mentionnant les établissements d’enseignement prévoient des exceptions en faveur de ceux-ci, sauf trois. [32]

[63] Certaines exceptions créées à l’intention des établissements d’enseignement, dont celles permettant à un enseignant de présenter une émission de télévision ou de reproduire une œuvre sur un tableau, sont difficiles à « lier » à un mandataire de la Couronne. D’autres visent clairement des activités accomplies par la Couronne ou ses mandataires. Le paragraphe 29.4(2) permet la reproduction ou la traduction aux fins d’un examen; des copies ou traductions d’examens provinciaux sont faites dans des locaux de ministères. L’article 30.3, établissant à quelles conditions un ministère provincial de l’éducation n’est pas tenu responsable à l’égard de copies faites par d’autres avec ses appareils, bénéficie manifestement à la Couronne, puisqu’il la protège de la responsabilité qu’elle pourrait encourir à raison de violations commises par des tiers ne pouvant se réclamer de l’immunité de la Couronne. Il en va de même des dispositions qui s’appliquent aux bibliothèques, aux services d’archives et aux musées, y compris ceux qui font partie d’un établissement d’enseignement. [33]

[64] La dernière catégorie d’exceptions est prévue à l’article 30.5 et concerne Bibliothèque et Archives Canada qui, aux termes de l’article 4 de sa loi constituante, forme « un secteur de l’administration publique fédérale » et, à ce titre, est une émanation de la Couronne. [34]

[65] Toutes ces exceptions sauf deux sont entrées en vigueur en 1997. [35] Nous avons demandé aux parties si leur recherche respective leur avait permis de découvrir des éléments historiques se rapportant aux modifications apportées en 1997. Un tel historique législatif aurait pu nous donner des indices utiles sur l’intention du législateur. Les parties ont indiqué qu’elles n’avaient rien trouvé dans les débats devant la Chambre des communes qui aurait pu nous éclairer. [36]

[66] Notre analyse repose donc sur une interprétation contextuelle et contemporaine de la Loi. En 1987, le législateur a établi une exception visant expressément une émanation de la Couronne fédérale, les Archives nationales. Puis, en 1997, il a décidé d’ajouter plusieurs exceptions très précises visant des émanations provinciales et fédérales de la Couronne, comme des ministères et des bibliothèques gouvernementales. Le nombre et la nature détaillée de ces exceptions semblent témoigner d’une intention délibérée et explicite du législateur de définir et circonscrire les activités ne constituant pas des violations du droit d’auteur. Si la Couronne jouissait d’une immunité générale relative à la Loi, pourquoi le législateur aurait-il consacré autant de temps et d’efforts à formuler ces exceptions?

[67] Les opposants ont fourni, au sujet de l’existence de ces exceptions, une explication superficielle. Prétendre que leur ajout à la Loi procède d’un surcroît de précautions ou constitue un incident historique heurte la logique : le temps, les efforts et l’attention qu’elles ont demandés sont tout simplement trop importants. Invoquer AGT c. CRTC [37] n’est pas non plus d’un grand secours, en raison du contexte législatif profondément différent ayant présidé à cette décision. Elle portait sur une seule mention, assez imprécise, visant les chemins de fer de l’État, [38] dont l’absence d’effet assujettissant sur la Couronne était explicable. Une telle explication n’est pas possible à l’égard des exceptions prévues par la Loi. Il ne s’agit pas de vagues mentions de « personnes » ou de « chemins de fer de l’État ». Deux d’entre elles portent sur des émanations précises de la Couronne : Bibliothèque et Archives Canada et les ministères de l’éducation provinciaux. Les exceptions sont détaillées et claires, tant par leur nature que par les restrictions qu’elles comportent. Elles sont nombreuses. Elles ne peuvent être qualifiées d’« étourderie historique » : toutes sauf deux ont été introduites en 1997 dans le cadre de la réforme globale du droit d’auteur.

[68] L’article 17 « n’exclut pas la règle selon laquelle les diverses dispositions d’une loi s’interprètent les unes à la lumière des autres, et il est possible que Sa Majesté soit implicitement liée par un texte législatif si telle est l’interprétation que ce texte doit recevoir lorsqu’il est replacé dans son contexte ». [39] L’analyse de l’ensemble de la Loi dans son contexte mène inévitablement à la conclusion logique que la Loi lie la Couronne de façon générale. Des exceptions ont été prévues afin que certaines activités de la Couronne – autant fédérale que provinciale – ne constituent pas des violations du droit d’auteur.

[69] Les opposants ont tenté de minimiser l’effet qu’aurait une conclusion d’immunité en l’espèce. Cette tentative conforte notre conclusion que la Couronne est assujettie à la Loi par déduction nécessaire. Les opposants affirment ne pas chercher à se faire dire qu’ils sont totalement soustraits à l’application de la Loi : ils [TRADUCTION] « invoquent la défense d’immunité de la Couronne uniquement à l’égard de leur responsabilité respective à l’égard du tarif sous examen », [40] mais ils n’en soutiennent pas moins que [TRADUCTION] « si la présomption d’immunité de la Couronne s’applique, les tarifs déposés par Access Copyright à l’égard de chaque ressort exempté seront sans fondement juridique. Par conséquent, la Commission n’aurait pas compétence en vertu de la Loi pour examiner, ou homologuer, ces projets de tarif pour ce qui est des ressorts exemptés ». [41] La dernière affirmation nous semble mieux illustrer les conséquences découlant d’une décision accueillant leur revendication. De par sa nature même, ce moyen fournit une défense totale et complète contre les dispositions d’une loi.

[70] Notre décision aura donc des répercussions beaucoup plus larges que ce que prétendent les opposants. L’immunité de la Couronne, si elle joue, s’applique à toutes les instances tarifaires visant la perception de redevances pour l’utilisation par la Couronne d’œuvres protégées. Elle s’applique non seulement aux opposants qui ont soulevé la question, mais aux Couronnes fédérale et provinciales et à leurs mandataires. Cela inclurait des sociétés d’État détenant et utilisant une quantité importante d’objets de droit d’auteur protégés : SRC, Téléfilm Canada, Office national du film, stations de télévision éducatives provinciales et plusieurs autres organismes provinciaux et fédéraux semblables.

[71] De plus, l’immunité de la Couronne est une question de compétence. La Commission est tenue de soulever de son propre chef des questions de cet ordre. Si nous faisions droit à la prétention d’immunité, la Commission devrait d’office rejeter tout tarif visant des émanations de la Couronne à moins de renonciation.

[72] La conclusion que l’immunité de la Couronne s’applique en l’espèce entraînerait donc des conséquences importantes et de large portée. L’affirmation des opposants selon laquelle [TRADUCTION] « le système peut très bien fonctionner entre les parties privées visées par la Loi » [42] minimise clairement les répercussions qu’aurait une décision accueillant l’argument d’immunité en l’instance.

[73] Nous estimons que toute application de l’immunité de la Couronne porterait un dur coup à la capacité de faire respecter les droits des auteurs. Sans aller jusqu’à priver la Loi de toute efficacité, comme c’était le cas dans l’affaire Friends of the Oldman River, [43] la faille fournit un appui supplémentaire à la déduction logique que la Couronne est liée par la Loi.

[74] L’arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Québec (Procureur général) c. Canada (Ressources humaines et Développement social), [44] renforce aussi notre conclusion à cet égard. La Cour y réitère l’opinion exprimée par le juge Dickson dans Eldorado Nucléaire, [45] selon laquelle il est difficile de comprendre pourquoi l’État devrait être traité différemment des citoyens étant donné qu’il intervient dans des activités que l’on considérait auparavant réservées au secteur privé. Il confirme également que, si l’immunité de la Couronne doit être appliquée, ce doit être d’une manière respectant la conception moderne du rôle du gouvernement. [46]

[75] Les gouvernements modernes créent, négocient, monétisent et utilisent des droits d’auteur en application non seulement de l’article 12 mais aussi, et c’est important, des règles générales établies aux articles 3, 15, 18 et 21 de la Loi. Les gouvernements détiennent ces droits de plein droit (premiers titulaires), par suite d’un contrat (lorsqu’ils acquièrent les droits de tiers) ou même par application de dispositions législatives ou de la common law (déshérence). Les gouvernements sont incapables d’exercer l’un quelconque de ces droits sans se prévaloir de la Loi. Autrement dit, compte tenu de l’étendue de l’activité gouvernementale dans le marché des droits d’auteur et de la mesure dans laquelle les gouvernements doivent recourir à la Loi pour faire respecter leurs droits, la Loi n’a de sens que si elle lie la Couronne.

[76] Enfin, nous notons que les opposants ne citent aucune jurisprudence appuyant la position selon laquelle l’immunité de la Couronne permettrait de violer le droit d’auteur d’autrui, tandis qu’Access nous a cité une décision britannique formulant la conclusion contraire :

[TRADUCTION] Plus particulièrement – et nous approchons ici de ce qui me semble être le cœur du litige – la Couronne n’a jamais prétendu, et jamais jusqu’à maintenant n’a-t-on prétendu au nom de la Couronne, que la prérogative pouvait avoir priorité sur un droit d’auteur privé. […]

La prérogative royale ne comprend donc pas, à mon avis, le droit de publier ou d’autoriser des tiers à publier des documents dont la publication constituerait une violation du droit d’auteur, et dans ces circonstances, les demandeurs doivent, selon moi, obtenir gain de cause. [47]

[77] Étant donné les différences qui ont existé et qui continuent d’exister entre le droit d’auteur canadien et britannique, il n’est pas certain que cette décision fasse autorité au Canada. Nous nous limitons à dire qu’elle ne peut qu’appuyer la conclusion à laquelle nous sommes parvenus sans pour autant nous fonder sur cette décision.

F. Les opposants ont-ils renoncé à l’immunité?

[78] Vu notre conclusion que les opposants sont assujettis à la Loi par déduction nécessaire, il n’y a pas lieu de poursuivre l’analyse. Pour le cas où nous serions dans l’erreur, nous jugeons toutefois utile, compte tenu de l’importance des questions juridiques en cause, de nous demander si les opposants ont renoncé à leur immunité soit à l’égard de la Loi dans son ensemble, soit à l’égard de certaines de ses dispositions.

[79] Dans Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement du Québec), [48] la Cour suprême du Canada a statué qu’en application de l’exception fondée sur les avantages et les obligations, il peut arriver que la conduite de la Couronne équivaille à une renonciation à l’immunité dont elle jouit à l’égard de la totalité ou d’une partie des dispositions d’une loi. La raison d’être de cette exception se comprend aisément : si la Couronne veut se prévaloir de dispositions d’une loi, les obligations afférentes à cet avantage lui sont également applicables.

[80] Les opposants ont tenté de restreindre l’application de cette exception au seul article 12 de la Loi. Ils ont reconnu que cet article confère un avantage à la Couronne : la reconnaissance de son droit d’auteur. Toutefois, ils font valoir que les obligations y afférentes se limitent aux restrictions prévues par la Loi à la portée du droit d’auteur de la Couronne. Ils soutiennent par exemple que le droit d’auteur dont la Couronne jouit sur ses publications en vertu de l’article 12 de la Loi s’accompagne de l’obligation de se conformer aux dispositions prévoyant des exceptions à ce droit, comme l’utilisation équitable.

[81] Les opposants soutiennent que le droit de la Couronne de se prévaloir du droit d’auteur qu’elle tient de l’article 12 ne comprend pas l’obligation afférente de reconnaître le droit d’auteur d’autrui, faisant valoir à cet égard que la violation d’un droit d’auteur par une personne n’a pas d’effet sur sa propre revendication de droit d’auteur. Nous ne sommes pas de cet avis.

[82] Premièrement, les opposants ont une vision trop étroite de la question et ils appliquent mal l’exception fondée sur les avantages et les obligations. Ils limitent indûment l’avantage dont jouit la Couronne aux droits que lui confère l’article 12. Les avantages que la Loi confère à la Couronne vont beaucoup plus loin que le droit d’auteur qui lui est accordé à l’article 12. La Couronne a des droits en vertu des articles 3, 15, 18 et 21, et elle les exerce en vertu de dispositions connexes.

[83] Dans Sparling, la Cour suprême du Canada a examiné si la Couronne s’assujettissait à l’ensemble d’une loi en se prévalant d’un avantage conféré par l’une de ses dispositions. À cet égard, la Cour a affirmé ce qui suit :

La question qui vient immédiatement à l’esprit est de savoir si en se prévalant d’un droit conféré par la Loi (par exemple le droit de vote attaché aux actions) la Couronne s’assujettirait à toutes les autres dispositions de la Loi ou seulement à quelques-unes d’entre elles. Dans la seconde hypothèse, il est difficile de concevoir de quelle façon on déterminerait les dispositions applicables; de fait, il est difficile de voir comment la plupart des dispositions, y compris celles qui ont trait aux rapports d’initiés, s’appliqueraient jamais à la Couronne. Si, d’autre part, toutes les dispositions de la Loi s’appliquaient à la Couronne lorsqu’elle se prévaut effectivement d’un avantage conféré par une disposition, il est alors difficile de comprendre pourquoi cette conséquence ne découlerait pas du seul achat des actions. En effet, l’achat des actions confère immédiatement à l’acheteur certains droits, par exemple le droit de voter et celui de recevoir des dividendes. Comme on le verra, l’ensemble de ces droits et des obligations qui les accompagnent s’attache à la notion même d’une action. Je ne puis voir comment l’exercice d’un certain droit attaché à une action acquise par un acheteur change la situation de façon pertinente. [49] [Non souligné dans l’original]

[84] Les notions d’« action » et de « droit d’auteur » renvoient toutes deux à un ensemble de droits et d’obligations qui les accompagnent. La Loi confère des droits aux auteurs. Elle permet aux titulaires de contrôler l’utilisation de l’objet de ces droits. Elle oblige généralement ceux qui veulent utiliser ce qui est protégé à obtenir l’autorisation requise. Par ailleurs, la Loi impose au monopole des titulaires de droits des limites quant à la durée, l’étendue (l’emprunt doit être substantiel) et l’objet (certaines utilisations sans autorisation sont permises). L’octroi d’un droit d’auteur et les restrictions afférentes sont les deux côtés d’une même médaille. On ne peut les dissocier comme le voudraient les opposants. L’analyse relative aux avantages et aux obligations doit donc partir des articles 3, 15, 18 et 21, non de l’article 12.

[85] Dans cette perspective, la conduite des opposants est très éloquente. Depuis des lustres, ils ont appliqué des politiques écrites exhaustives visant à assurer le respect du droit d’auteur par la Couronne et ses mandataires. Depuis des lustres, ils ont fait en sorte d’identifier les titulaires de droits des œuvres qu’ils souhaitaient utiliser, d’obtenir leur autorisation et de leur verser une indemnité. En agissant ainsi à cette échelle, ils ont renoncé à leur immunité et ont opté pour l’assujettissement à l’ensemble de la Loi, notamment l’obligation afférente d’en respecter les dispositions.

[86] Se fondant sur AGT c. CRTC, les opposants soutiennent que la renonciation ne se produit que lorsque la Couronne « bénéficie des avantages d’une loi indépendamment des restrictions qui y sont énumérées ». [50] À notre avis, cette décision, loin de les aider, appuie la conclusion qu’ils ont renoncé à leur immunité. Les opposants tirent fréquemment bénéfice de la Loi à titre de titulaires de droits. Ils se présentent souvent comme respectueux du droit d’auteur et adoptent un comportement conséquent. Ils ne peuvent plus prétendre pouvoir se passer de l’autorisation d’autres titulaires. Sans doute les opposants pourraient-ils récupérer leur immunité, si tant est qu’elle existe, en modifiant substantiellement leur façon de faire. Il appartiendra à d’autres de déterminer si cela est possible et, le cas échéant, de quelle façon. Si nous étions appelés à nous prononcer, nous conclurions que les opposants, par leur conduite actuelle et récente, ont renoncé à leur immunité à l’égard d’Access et de tout autre titulaire de droits, à tout le moins pour la période pour laquelle la Commission homologuera le tarif en l’espèce.

[87] Pour tous les motifs qui précèdent, nous estimons que le principe de l’immunité de la Couronne est inapplicable, par déduction nécessaire, et que même s’il s’appliquait, les opposants ont renoncé à l’immunité et sont donc assujettis à la Loi.

[88] Access a aussi présenté certains arguments voulant que le Nunavut n’ait pas qualité pour invoquer l’immunité de son propre chef. Étant donné les conclusions auxquelles nous sommes parvenus, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question.

[89] Nous remercions les avocats pour la qualité de leurs mémoires et de leurs plaidoiries.

Le secrétaire général,

Signature

Gilles McDougall



[1] L.R.C. 1985, ch. I-21.

[2] L.R.C. 1985, ch. C-42.

[3] [1989] 2 R.C.S. 225 à la p. 284. [AGT c. CRTC]

[4] Ibid. à la p. 284.

[5] L.R.C. 1970, ch. R-2., les dispositions sont à présent dans la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38.

[6] Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39.

[7] Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101.

[8] Compo Co. Ltd. c. Blue Crest Music et al. [1980] 1 R.C.S. 357 à la p. 372.

[9] Supra note 7.

[10] [1983] 2 R.C.S. 551 à la p. 558. [Eldorado Nucléaire]

[11] 1992 CarswellOnt 57 au para. 39. (Cour Prov.)

[12] Supra note 10 à la p. 558.

[13] Supra note 3 à la p. 281.

[14] Province of Bombay v. Municipal Corporation of Bombay, [1947] A.C. 58 à la p. 61 (lord du Parcq).

[15] [1980] 1 R.C.S. 568 à la p. 575.

[16] Supra note à la p. 279.

[17] [1992] 1 R.C.S. 3.

[18] Ibid. à la p. 53.

[19] 2004 C.F. 178. [Eros-Équipe]

[20] Ibid. au para. 60.

[21] Consommation et Corporations Canada (avril 1977). [« Keyes-Brunet »]

[22] Consommation et Corporations Canada & Ministère des Communications (1984). [« Gutenberg »]

[23] Chambre des communes, no 27, première session de la trente-troisième législature, 1984-1985 (1985). (le « rapport du sous-comité »)

[24] Février 1986.

[25] Supra note 21 à la p. 246.

[26] Supra note 22 à la p. 71.

[27] Ibid. à la p. 72.

[28] [1983] 2 R.C.S. 493 à la p. 499.

[29] Une durée moins longue que le droit d’auteur « normal ».

[30] Supra note 19 au para. 59.

[31] Supra note 3 à la p. 282.

[32] Une disposition est la définition de « local ». Les deux autres sont de nature procédurale : elles indiquent comment l’établissement d’enseignement peut contester des tarifs à établir par suite des exceptions dont il jouit : Loi, supra note 2, aa. 72(1), 73(1).

[33] Loi, supra note 2, para. 29.4(2) et art. 30.3.

[34] L’article 4 de la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada énonce : « Est constitué un secteur de l’administration publique fédérale appelé Bibliothèque et Archives du Canada placé sous l’autorité du ministre et dirigé par son administrateur général ». La disposition qui existait avant le regroupement de la Bibliothèque et des Archives, en 2004, était au même effet.

[35] L’alinéa 45(1)a) a toujours figuré dans la Loi. L’article 30.5 date de 1987 : L.C. 1987, ch. 1, art. 13.

[36] Transcriptions aux pp. 173-174.

[37] Supra note 3.

[38] Lois sur les chemins de fer, supra note 5, art. 5, 320.

[39] R. c. Ouellette, supra note 15 à la p. 575.

[40] Réplique des membres du consortium, 14 septembre 2011 au para. 4.

[41] Argumentation des membres du consortium, 15 juin 2011 au para. 95.

[42] Réplique des membres du consortium, 14 septembre 2011 au para. 76.

[43] Supra note 17.

[44] 2011 CSC 60.

[45] Supra note 10.

[46] Supra note 44 au para. 12.

[47] Universities of Oxford and Cambridge c. Eyre & Spottiswoode Ltd, [1963] 3 All E.R. 289; [1964] Ch. 736 aux pp. 750, 752.

[48] [1988] 2 R.C.S. 1015. [Sparling]

[49] Ibid. à la p. 1024.

[50] Supra note 3 à la p. 289.

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