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Copyright Board
Canada

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Commission du droit d’auteur
Canada

 

Date

2013-01-18

Référence

Dossiers : Exécution publique d’œuvres musicales

Régime

Gestion collective du droit d’exécution et du droit de communication

Loi sur le droit d’auteur, article 66.52

Commissaires

L’honorable William J. Vancise

Me Claude Majeau

Me J. Nelson Landry

Projet(s) de tarif examiné(s)

Tarif no 24 – Sonneries (2003-2005), Sonneries et sonneries d’attente (2006-2013)

tarif des redevances à percevoir par la socan pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication, au canada, d’œuvres musicales ou dramatico-musicales

Motifs de la décision

I. INTRODUCTION

[1] Le 19 août 2006, la Commission a homologué le premier tarif demandé par la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique du Canada (SOCAN) visant les sonneries (tarif 24), pour les années 2003 à 2005 (le « tarif 2003-2005 »). Cette décision a été contestée sans succès devant la Cour d’appel fédérale : Assoc. canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. [1] [ACTSF] La demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême a été rejetée.

[2] Le 30 juin 2012, la Commission a homologué le tarif 24 de la SOCAN pour les années 2006 à 2013 (le « tarif 2006-2013 »). Ce tarif s’applique aux sonneries (fichier numérique audio dont l’exécution indique un appel téléphonique entrant) et aux sonneries d’attente (fichier numérique audio dont l’exécution est entendue par la personne qui fait un appel téléphonique en attendant la réponse du destinataire).

[3] Le 12 juillet 2012, la Cour suprême du Canada a tranché dans cinq affaires de demande de contrôle judiciaire visant des décisions de la Commission. Le 1er août, Bell Mobilité, Rogers Communications Partnership, Société TELUS Communications et Québecor Média inc., invoquant deux de ces décisions, Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique [2] [ESA] et Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique [3] [Rogers] ont demandé à la Commission, en se fondant sur l’article 66.52 de la Loi sur le droit d’auteur [4] (la « Loi »), de modifier en les abrogeant les deux tarifs 24 de la SOCAN. Apple Inc., autorisée à intervenir, appuie la demande; la SOCAN s’y oppose.

[4] Le 10 août, la Commission a rendu l’ordonnance suivante qui énonce entre autres la façon dont la demande sera traitée :

[TRADUCTION] La demande soulève implicitement plusieurs questions, dont les suivantes :

1) Quel effet une conclusion de la Cour suprême du Canada ou de la Cour d’appel fédérale portant que la Commission a mal interprété le droit dans une instance en matière de tarif a-t-elle sur des décisions antérieures de la Commission en matière de tarif fondées sur la même interprétation erronée?

2) Dans quelle mesure un tarif nul ou annulable lie-t-il les sociétés de gestion et les utilisateurs visés lorsqu’il n’a pas été contesté dans le délai prescrit?

3) Les règles de la chose jugée, du functus officio ou de la préclusion s’appliquent-elles en l’espèce? Y a-t-il lieu d’appliquer ces règles différemment devant la Commission du fait que les tribunaux judiciaires statuent généralement sur des faits passés tandis que les tarifs ont vocation prospective?

4) En droit, la Commission peut-elle modifier les tarifs susmentionnés en date du 1er janvier 2003? En date du 1er janvier 2006? En date du 12 juillet 2012?

5) La Commission devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’entendre la totalité ou partie de la demande? En répondant à cette question, les parties devraient examiner les questions et faits suivants :

A) La Commission est-elle la mieux placée pour statuer sur la question?

B) S’agit-il d’une question d’exécution?

C) Les effets des arrêts ESA et Rogers sur les tarifs en cause sont-ils suffisamment clairs pour permettre à la Commission de traiter efficacement la demande? La demande peut-elle être entendue sans autre preuve ou argumentation? Par exemple :

– Les sonneries et les sonneries d’attente sont-elles clairement des copies permanentes au sens d’ESA?

– La Commission doit-elle se fonder sur un dossier de preuve pour statuer sur la demande relative aux sonneries ou aux sonneries d’attente et, le cas échéant, quel est-il?

– Est-il clair qu’aucune transmission de sonnerie d’attente n’est une communication « au public »? Sinon, un dossier de preuve est-il nécessaire pour trancher la question?

D) Le tarif homologué par la Commission rend compte d’une entente signée par toutes les demanderesses, à la possible exception d’une seule (à strictement parler, Québecor n’est pas Vidéotron).

E) Dix-huit jours se sont écoulés entre la date où les arrêts ESA et Rogers ont été rendus et le dernier jour où pouvait être déposée de plein droit une demande de contrôle judiciaire visant l’homologation du tarif 2006-2013.

Il est loisible aux parties de traiter d’autres questions pertinentes.

L’opinion préliminaire de la Commission est que les arrêts ESA et Rogers représentent une évolution importante des circonstances au sens de l’article 66.52 de la Loi sur le droit d’auteur. Il est loisible à la SOCAN de soutenir le contraire si elle le souhaite.

[5] La demande a été abandonnée à l’égard des sonneries d’attente.

[6] Selon les demanderesses, les arrêts ESA et Rogers établissent le principe que la transmission par Internet d’une copie permanente d’un fichier renfermant une œuvre musicale ne met pas (et n’a jamais mis) en cause la communication de cette œuvre, de sorte que les deux tarifs 24 de la SOCAN sont nuls et doivent être abrogés.

[7] Les demanderesses avancent les arguments suivants. Premièrement, les tarifs reposent sur une erreur de droit, l’assimilation de la transmission d’une sonnerie à la communication d’une œuvre, et la Commission ne peut homologuer de tarifs qui ne sont pas fondés en droit. Deuxièmement, la doctrine de la chose jugée et les autres règles relatives au caractère définitif des jugements sont inapplicables à des tarifs reposant sur une erreur de droit relative à la compétence, notamment parce que la Commission est habilitée à modifier ses décisions et qu’un tarif privé de fondement juridique ne peut jamais lier qui que ce soit. Troisièmement, la Commission peut modifier des tarifs antérieurs et peut les modifier avec effet rétroactif. Elle doit le faire lorsqu’il est établi qu’un tarif est mal fondé en droit. Quatrièmement, les arrêts ESA et Rogers constituent un cas d’évolution importante des circonstances au sens de la Loi. Ils n’ont pas changé les règles juridiques, mais la compréhension que nous en avons : la transmission d’une copie permanente d’un fichier électronique, y compris un fichier renfermant une sonnerie, ne met pas en cause le droit de communiquer par télécommunication. Cinquièmement, même si les demanderesses avaient le temps de déposer une demande de contrôle judiciaire visant le tarif 2006-2013, [5] elles n’ont pas commis d’erreur en s’adressant d’abord à la Commission, le droit administratif leur faisant obligation d’épuiser les recours internes (c.-à-d. demander une modification) avant de s’adresser aux tribunaux judiciaires.

[8] Pour sa part, la SOCAN invoque principalement les arguments suivants. Premièrement, la demande recherche l’annulation non la modification. Deuxièmement, ESA et Rogers ne constituent pas une évolution importante des circonstances pour ce qui est des tarifs relatifs aux sonneries, notamment parce qu’il existe des différences factuelles entre les sonneries et les téléchargements permanents examinés dans ces arrêts. Troisièmement, la demande de modification du tarif 2003-2005 équivaut à une attaque indirecte de l’arrêt ACTSF. Quatrièmement, les règles relatives au caractère définitif des décisions sont applicables aux décisions de la Commission en général et aux tarifs en particulier. Une personne déclarée coupable d’un crime dans une affaire qui n’est plus « en cours » ne peut faire rouvrir l’instance même si la décision repose sur une disposition déclarée inconstitutionnelle après que la décision est devenue définitive : R. c. Sarson. [6] A fortiori, les décisions en matière de tarif qui ne sont plus en cours, comme c’est le cas pour le tarif 2003-2005, doivent demeurer opérantes, même si elles sont fondées sur une interprétation infirmée par la suite. Cinquièmement, les demanderesses n’ayant pas demandé le contrôle judiciaire du tarif 2006-2013, ce tarif ne peut plus être modifié. Sixièmement, le tarif rend compte d’une entente conclue pendant que les demanderesses contestaient la validité du droit de communication. Enfin, la portée de toute modification de tarif décidée par la Commission devrait être uniquement prospective, sinon il sera impossible aux sociétés de gestion et aux utilisateurs de bien exercer leurs activités. Si la Commission jouit d’un pouvoir de modification des tarifs aussi vaste que le prétendent les demanderesses, les sociétés de gestion ne pourront jamais procéder à la distribution des redevances.

[9] Le 11 octobre, après avoir passé en revue les plaidoiries des parties, la Commission les a priées de s’exprimer sur deux questions supplémentaires. La première porte sur la question de savoir si la demande de modification est théorique du fait que les tarifs précisent déjà que les redevances ne sont payables qu’à l’égard de « la communication [...] d’une sonnerie [...] nécessitant une licence de la SOCAN ». Les deux parties ont fait valoir qu’il faut répondre par la négative à cette question.

[10] Les demanderesses avancent trois arguments. D’abord, il existe une question litigieuse du fait que les décisions de la Commission reposent sur une interprétation erronée de la Loi. Le libellé limitant l’application du tarif aux sonneries pour lesquelles une licence de la SOCAN est nécessaire exprime uniquement l’exclusion de l’assiette tarifaire des sonneries n’incorporant pas d’œuvres musicales protégées. Il ne remédie pas à l’homologation d’un tarif dépourvu de fondement juridique.

[11] Ensuite, il faut déterminer si, au départ, les droits que détient la SOCAN sont mis en cause par les utilisations visées au tarif. La Commission a compétence exclusive en matière de supervision et réglementation de la gestion collective du droit d’exécution publique d’œuvres musicales. Décider si une utilisation donnée relève des droits contrôlés par une société de gestion est l’une des attributions essentielles de la Commission.

[12] Enfin, les tarifs ont pour fonction d’informer le public des utilisations exigeant le paiement de redevances. Il y aurait atteinte à cette fonction si la Commission maintenait en vigueur des tarifs imposant des redevances à l’égard d’utilisations ne mettant pas en cause les droits contrôlés par la SOCAN.

[13] La SOCAN est du même avis que les demanderesses sur ce point, et souligne que le litige ne porte pas sur l’interprétation des tarifs mais sur la question de savoir s’ils demeurent valides durant les périodes pour lesquelles la Commission les a homologués. Autrement dit, il s’agit de savoir si la SOCAN doit rembourser les redevances que les demanderesses ont versées avant le prononcé des arrêts ESA et Rogers.

[14] La deuxième question est celle de savoir si le pouvoir d’annuler est inclus dans le pouvoir de modifier et, s’il ne l’est pas, si la demande de modification est en fait une demande d’annulation. Selon les demanderesses, le pouvoir de modifier inclut celui d’annuler. Un décideur peut, dans l’exercice de son pouvoir de modification, rendre une décision entièrement différente. L’interprétation large du pouvoir de modification cadre avec le mandat de la Commission : l’établissement de tarifs dont le fondement est raisonnable, convenable ou rationnel. Un tarif qui n’aurait pas dû être homologué est privé d’un tel fondement. La SOCAN ne conteste pas cet argument, estimant que si la Commission a le pouvoir de ne pas approuver un tarif, comme l’a décidé l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, [7] elle a probablement aussi celui d’annuler un tarif à l’issue de l’examen d’une demande de modification.

II. ANALYSE

[15] L’article 66.52 de la Loi est ainsi conçu :

La Commission peut, sur demande, modifier toute décision concernant les redevances visées au paragraphe 68(3), aux articles 68.1 ou 70.15 ou aux paragraphes 70.2(2), 70.6(1), 73(1) ou 83(8), ainsi que les modalités y afférentes, en cas d’évolution importante, selon son appréciation, des circonstances depuis ces décisions.

[16] La Commission dispose donc du pouvoir de modifier une décision si elle estime que les circonstances ont évolué de façon importante depuis qu’elle l’a rendue. Même lorsque l’évolution importante est établie, la Commission peut exercer un pouvoir discrétionnaire quant à l’opportunité de rouvrir l’affaire et, en cas de réouverture, celle d’accorder la modification. La question du pouvoir de la Commission de modifier un tarif à l’égard d’opérations passées demeure ouverte. On n’a encore jamais décidé si la Commission peut modifier un tarif qui a cessé d’avoir effet.

[17] La demande de modification du tarif 2003-2005 est rejetée. La demande de modification du tarif 2006-2013 est rejetée pour la période du 1er janvier 2006 au 6 novembre 2012. La demande de modification du tarif 2006-2013 à partir du 7 novembre 2012 sera examinée en temps et lieu. Nous suggérons aux parties de demander que le tarif 2006-2013 devienne provisoire à partir de cette date. Les motifs au soutien de ces conclusions suivent.

[18] Premièrement, bien que les parties soutiennent le contraire, nous estimons que la demande, si elle était accueillie, n’accomplirait rien de plus que ce qui est actuellement prévu par le premier paragraphe des deux tarifs. Le tarif 2006-2013 prévoit ce qui suit :

Pour une licence permettant la communication au public par télécommunication, en tout temps et aussi souvent que désiré durant les années 2006 à 2013, d’une sonnerie ou d’une sonnerie d’attente nécessitant une licence de la SOCAN, la redevance exigible est la suivante :

[19] Le tarif 2003-2005 prévoit la même chose. Des redevances sont payables uniquement si une licence de la SOCAN est nécessaire. Si la transmission d’une sonnerie ne constitue pas une utilisation protégée du répertoire de la SOCAN, aucune licence de la SOCAN n’est requise et les demanderesses n’ont pas à se conformer au tarif. Autrement dit, le tarif prévoit déjà ce que les demanderesses cherchent à obtenir. Le texte du tarif est clair. Seul importe le fait qu’une licence n’est pas nécessaire; les raisons pour lesquelles il en est ainsi sont sans importance.

[20] Deuxièmement, si les tarifs sont nuls ab initio, ainsi que l’affirment les demanderesses, une déclaration qu’ils le sont par la Commission n’accomplit rien de plus. La demande n’a de sens que dans deux cas de figure. L’un est l’absence de nullité ab initio, contrairement à ce que prétendent les demanderesses, et l’autre, le fait qu’une décision de la Commission rende remboursable ce qui ne le serait pas autrement. Ces questions relèvent avant tout des tribunaux judiciaires.

[21] Troisièmement, il ne s’agit pas d’une question juridique nécessairement accessoire à l’exercice de la compétence essentielle de la Commission. Selon les demanderesses, la Commission supervise et réglemente la gestion collective du droit d’exécution publique d’œuvres musicales. C’est en partie inexact. La Commission se borne à établir des tarifs et leurs modalités. La SOCAN soutient – et les demanderesses ne contestent pas – que la véritable question en cause est celle de l’effet juridique de tarifs homologués et, plus particulièrement, la question de savoir si les demanderesses ont droit au remboursement de redevances déjà acquittées ou si elles sont tenues de continuer à verser des redevances. Nous sommes de son avis. C’est là une question de droit claire, n’ayant rien à voir avec l’établissement de tarifs ou de leurs modalités. Il ne s’agit pas non plus d’un cas semblable à Tarif 7 (Cinémas et cinémas en plein air) 2009-2011 et tarif 9 (Télévision commerciale) 2009-2013 de la SCGDV [Question préliminaire], [8] où l’on demandait à la Commission de statuer sur la validité juridique d’un tarif avant de procéder à l’examen du projet (ce qui serait nécessairement accessoire à l’exercice de sa compétence essentielle); dans un tel cas, il s’agit de décider si les parties et la Commission doivent s’engager dans la voie (onéreuse) menant à l’homologation lorsqu’il est possible d’établir d’emblée qu’aucun tarif valide ne peut être homologué.

[22] Ici, toutefois, la voie a été empruntée jusqu’à sa destination. Qui plus est, en ce qui concerne le tarif 2003-2005, il siérait mal que nous fassions fi d’une décision que la Cour d’appel fédérale a maintenue (ACTFS), surtout que la permission demandée d’en appeler à la Cour suprême du Canada a été refusée.

[23] Quatrièmement, les demanderesses soutiennent, avec l’accord de la SOCAN, que le pouvoir de modifier qui se retrouve à l’article 66.52 de la Loi, compte tenu de l’objet et du mandat élargis de la Commission, lui permet par déduction nécessaire de remplacer une décision initiale par une autre ayant pour effet pratique d’annuler le tarif 24 de la SOCAN à l’égard des sonneries. Nous ne sommes pas d’accord. Même en interprétant de façon libérale notre Loi, il ne faut pas y chercher des pouvoirs qui ne s’y trouvent pas.

[24] Au soutien de leurs prétentions, les demanderesses citent plusieurs décisions. Elles s’en remettent ainsi à l’arrêt Bakery and Confectionery Workers International Union of America Local 468 v. White Lunch Ltd., [9] dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que le Conseil des relations de travail britanno-colombien pouvait modifier de façon rétroactive une décision antérieure. Dans cette affaire, la demande de modification visait à substituer le nom d’une fédération syndicale à celui des syndicats accrédités qu’elle remplaçait. Le paragraphe 65(3) du Labour Relations Act [10] autorisait le Conseil à :

[TRADUCTION] reconsidérer toute décision ou ordonnance rendue par lui en vertu de la Loi, et à modifier ou annuler telle décision ou ordonnance (notre soulignement)

[25] Le juge Hall, s’exprimant au nom de la Cour, a conclu que la loi ne devrait pas être interprétée restrictivement; que « modifier » veut dire « changer, altérer, adapter aux circonstances ou exigences par des changements appropriés »; et que « modifier » peut se faire de façon rétroactive. La disposition habilitante pertinente prévoyait expressément le pouvoir de modifier ou d’annuler toute décision rendue. Ce pouvoir est plus large que celui contenu dans notre Loi.

[26] Les demanderesses citent l’arrêt Bell Canada v. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [11] où le juge Gonthier, s’exprimant au nom de la Cour, a conclu que :

Les pouvoirs d’un tribunal administratif doivent évidemment être énoncés dans sa loi habilitante, mais ils peuvent également découler implicitement du texte de la loi, de son économie et de son objet.

[27] Fait important, le juge a ajouté :

Bien que les tribunaux doivent s’abstenir de trop élargir les pouvoirs de ces organismes de réglementation par législation judiciaire, ils doivent également éviter de les rendre stériles en interprétant les lois habilitantes de façon trop formaliste. (notre soulignement)

[28] Les lois qu’interprétait le juge Gonthier, la Loi sur les chemins de fer [12] et la Loi nationale sur les transports, [13] accordaient au CRTC des pouvoirs bien plus vastes que ce qu’on retrouve dans notre Loi :

66. La Commission peut réviser, abroger ou modifier ses ordonnances ou décisions, ou peut entendre à nouveau une demande qui lui est faite, avant de rendre sa décision. [14]

[29] Les vastes pouvoirs conférés par les lois habilitantes d’autres tribunaux fédéraux traitent expressément du pouvoir d’annulation. C’est le cas du paragraphe 12(1) et de l’article 62 de la Loi sur les télécommunications : [15]

12(1) Dans l’année qui suit la prise d’une décision par le Conseil, le gouverneur en conseil peut, par décret, soit de sa propre initiative, soit sur demande écrite présentée dans les quatre-vingt-dix jours de cette prise, modifier ou annuler la décision ou la renvoyer au Conseil pour réexamen de tout ou partie de celle-ci et nouvelle audience.

[…]

62. Le Conseil peut, sur demande ou de sa propre initiative, réviser, annuler ou modifier ses décisions, ou entendre à nouveau une demande avant d’en décider.

[30] De même, le paragraphe 99(1) de la Loi sur la concurrence [16] se lit comme suit :

99(1) Le Tribunal peut déclarer, dans une ordonnance rendue en vertu de l’article 92 et enjoignant à une personne de dissoudre un fusionnement ou de se départir d’éléments d’actif ou d’actions, que l’ordonnance peut être annulée ou modifiée si, dans le délai raisonnable qui y est fixé :

[31] Des dispositions habilitantes au même effet se retrouvent dans la Loi sur l’Office national de l’énergie [17] et dans le Code canadien du travail. [18] À chaque fois, le pouvoir d’annuler et celui de modifier, à certaines conditions, font l’objet de mentions distinctes.

[32] Aucune des décisions invoquées par les demanderesses ne traite directement du pouvoir d’un tribunal administratif d’annuler une décision antérieure en l’absence d’une disposition expresse à cet effet dans la loi habilitante. Aucune n’attribue le pouvoir de modifier sans prévoir expressément celui d’annuler, d’amender ou de révoquer. En examinant toutes les affaires citées, on constate que pour leur majorité, l’essentiel de la décision portait sur la rétroactivité du pouvoir de modification comme c’était le cas dans les arrêts Bakery and Confectionery Workers [19] et Bell Canada, [20] et non pas si le pouvoir de modifier inclut, par déduction nécessaire, celui d’annuler la décision.

[33] Par ailleurs, certaines des décisions invoquées par les demanderesses traitent du pouvoir de la juridiction d’appel de modifier la décision d’une cour inférieure en substituant sa propre décision à celle du décideur initial : voir Registrar of Mortgage Brokers v. Financial Services Tribunal and Matick. [21]

[34] Le pouvoir de modification dont la Commission est investie, s’il est discrétionnaire, se limite au pouvoir de modifier les modalités d’une relation toujours existante entre titulaires de droits et utilisateurs lorsque l’évolution importante des circonstances l’exige. Il ne permet pas de mettre fin à la relation ou de déclarer qu’elle n’existe plus. Qui peut modifier peut substituer. Conclure qu’il n’y a pas de tarif, ce n’est pas substituer; c’est annuler ou infirmer la décision originale. Et c’est précisément ce que les demanderesses nous demandent de faire.

[35] À l’égard du tarif 2006-2013, les demanderesses avancent que la question de savoir si la requête vise l’annulation du tarif ne se pose pas, étant donné que la demande ne vise à présent que les sonneries et non les sonneries d’attente. Ce n’est pas notre avis. La décision de soustraire les sonneries à l’application du tarif équivaudrait à l’annulation du tarif à l’égard des sonneries.

[36] Nous estimons aussi qu’il ne découle pas nécessairement du pouvoir de refuser d’homologuer ex ante un tarif que le pouvoir de modifier un tarif emporte celui de l’annuler ex post facto. Le pouvoir de refuser une réparation n’emporte pas celui d’annuler celle déjà accordée; un tel pouvoir, en règle générale, n’existe que s’il est expressément conféré.

[37] Enfin, et sans statuer sur ce point, si les demanderesses interprètent correctement la portée du pouvoir de modification, les décisions de la Commission ne seront jamais définitives. Elles pourront toujours être modifiées, ce qui entraîne les conséquences décrites par la SOCAN au sujet de la capacité des sociétés de gestion de distribuer des redevances.

[38] Advenant que nous fassions erreur en concluant que la Commission ne peut annuler les tarifs et que, par conséquent, nous ayons le pouvoir d’accorder la réparation demandée, nous n’exercerions pas notre pouvoir discrétionnaire pour annuler la décision et rejetterions la demande pour les raisons exposées ci-dessous.

[39] À notre avis, ce sont les tribunaux judiciaires, non la Commission, qui constituent le forum approprié en la matière. Les questions soulevées relèvent du droit général. Il s’agit notamment de savoir si le principe du caractère définitif exige qu’un tarif homologué fondé sur une interprétation de la loi à présent reconnue erronée s’impose à tous les intéressés et, le cas échéant, dans quelle mesure; se pose aussi la question du droit des demanderesses au remboursement de redevances, en vertu de divers principes juridiques (erreur de droit, erreur de fait, restitution, enrichissement sans cause) : voir par exemple Air Canada c. Colombie-Britannique; [22] R. c. Turigan. [23] Une décision de justice serait plus efficace et produirait des effets plus immédiats et plus généraux.

[40] La présente demande pose essentiellement la question de savoir si la SOCAN peut faire respecter le tarif, autrement dit, si les demanderesses ont droit au remboursement de redevances acquittées et si la SOCAN peut invoquer le tarif 2006-2013 pour percevoir des redevances futures. La Commission n’a pas compétence en matière d’exécution : Mise à exécution du tarif de la copie privée en 2001, 2002, 2003. [24]

[41] Il ne nous revient pas de répondre à la question de savoir si les utilisations visées dans les tarifs mettent en cause les droits contrôlés par la SOCAN. Il est loin d’être clair qu’il existe une analogie suffisante entre les faits des affaires ESA et Rogers et la transmission d’une sonnerie. Ces arrêts posent le principe que la transmission par Internet d’une copie permanente ne met pas en cause le droit de communication; ils ne formulent aucune règle nous permettant de décider ce qui est une copie permanente et ce qui ne l’est pas. Point important, nous ne disposons d’aucun fondement factuel permettant d’établir si les sonneries sont à présent, six ans après l’audience, des copies permanentes au sens d’ESA.

[42] Enfin, le tarif 2006-2013 a été homologué le 30 juin 2012. Les demanderesses avaient jusqu’au 30 juillet 2012 pour se pourvoir en contrôle judiciaire. La demande de modification n’a été déposée que deux jours plus tard, soit le 1er août. La séquence des événements nous amène à conclure que la demande est en fait une tentative de contourner l’obligation de s’adresser au forum compétent : la Cour d’appel fédérale. Quant à l’argument selon lequel les demanderesses devaient épuiser leurs recours devant la Commission, il est tout simplement poussé trop loin. Appliqué ainsi, il ferait en sorte qu’aucune demande de contrôle ne pourrait être déposée sans avoir été précédée d’une demande de modification auprès de la Commission.

[43] Dans ses plaidoiries, la SOCAN a fait allusion aux effets potentiels sur ESA et Rogers de l’entrée en vigueur de modifications récemment apportées à la Loi. [25] Cette question n’entrait pas dans ce que nous devons prendre en compte pour rendre notre décision en l’espèce jusqu’à ce que certaines de ces modifications entrent en vigueur.

[44] Le 7 novembre 2012, des modifications traitant du droit dit de mise à disposition des auteurs, interprètes et producteurs canadiens sont entrées en vigueur. Dans la mesure où le tarif 2006-2013 ne pourrait être appliqué par ailleurs, ces modifications pourraient valider la demande de redevances de la SOCAN et ce, malgré l’arrêt ESA. Pour ce seul motif, nous examinerons la demande de modification du tarif 2006-2013, et ce, uniquement à partir de cette date.

[45] Lorsque la Commission accepte de se pencher sur une demande de modification, elle rend habituellement provisoire le tarif définitif, mais uniquement si on le lui demande. Nous invitons les parties à demander que la Commission y procède pour le tarif 2006-2013, à partir du 7 novembre 2012.

[46] Pour les motifs qui précèdent, la demande de modification du tarif 2003-2005 est rejetée. La demande de modification du tarif 2006-2013 est rejetée pour la période du 1er janvier 2006 au 6 novembre 2012. La demande de modification du tarif 2006-2013 à partir du 7 novembre 2012 sera examinée en temps et lieu.

Le secrétaire général,

Signature

Gilles McDougall



[1] 2008 CAF 6, [2008] 3 R.C.F. 539.

[2] 2012 CSC 34.

[3] 2012 CSC 35.

[4] L.R.C. 1985 ch. C-42.

[5] Voir supra au para. 4, ordonnance de la Commission, le 10 août 2012, au para. 5E).

[6] [1996] 2 R.C.S. 223.

[7] 2010 CAF 139.

[8] (16 septembre 2009) décision de la Commission du droit d’auteur.

[9] [1966] R.C.S. 282.

[10] L.R.C.-B. 1960, ch. 205.

[11] [1989] 1 R.C.S. 1722 à la p. 1756.

[12] L.R.C. 1985, ch. R-3.

[13] L.R.C. 1985, ch. N-20.

[14] Ibid.

[15] L.C. 1993, ch. 38.

[16] L.R.C. 1985, ch. C-34.

[17] L.R.C. 1985, ch. N-7, art. 21, 51.2.

[18] L.R.C. 1985, ch. L-2, art. 18.

[19] Supra note 9.

[20] Supra note 11.

[21] 2007 BCSC 1118; voir aussi Djakovic v. British Columbia (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2010 BCSC 1279.

[22] [1989] 1 R.C.S. 1161.

[23] 1988 ABCA 333.

[24] (19 janvier 2004) décision de la Commission du droit d’auteur.

[25] Loi sur la modernisation du droit d’auteur, L.C. 2012 ch. 20 (auparavant, projet de loi C-11).

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